À la rencontre de Felicity Ben Rejeb Price, la réalisatrice derrière les visuels de Koba LaD, Dadju ou Vegedream
Portrait de la réalisatrice qui insuffle un vent nouveau dans l’imagerie du rap français.
Damso, Nekfeu, Lacrim, Soolking, Koba LaD… Si les rappeurs sont nombreux à avoir chanté leurs mamans, c’est au lendemain de la Fête des Mères que nous avons rencontré celle qui se cache derrière bon nombre de leurs visuels, Felicity Ben Rejeb Price. Dans un café cerné d’abeilles, nous avons échangé quelques mots avec la réalisatrice, anciennement styliste, directrice artistique ou photographe, et qui comme nos invités surprises du jour, partage un goût exacerbé pour le travail. De jour comme de “Noche”, la réal écrit, monte et cogite pour créer du rêve car selon elle, “les gens ont besoin de rêver”. Avec le photographe David La Chapelle dont on publiait une rétrospective il y a peu comme inspiration, la jeune réal façonne l’image du rap français d’aujourd’hui et lui donne ses couleurs, avec une touche de bling-bling et un second degré qu’on peine à retrouver dans cette industrie.
À peine un an après ses débuts dans la réalisation, Felicity Ben Price revient sur sa jeune carrière dans cet entretien fleuve, en abordant sa vision du rap français, de PNL à Booba, ainsi que de la mode.
HYPEBEAST FRANCE : Hier c’était la Fête des Mères, tu as fait quoi ?
Felicity Ben Rejeb Price : Je suis allé voir ma mère. Je lui ai apporté des fleurs comme elle aime tant.
J’ai lu que tu lui devais beaucoup au niveau artistique, qu’est-ce qu’elle t’a offert de plus cher ?
De plus cher, je dirais son amour, la confiance en soi. Je pense que son but était que notre seule préoccupation étant petites soit de nous amuser, d’être épanouies et faire ce qu’il nous plaît. Elle a développé notre créativité et a permis à mes sœurs et moi de nous affirmer artistiquement. La possibilité de pouvoir s’exprimer à travers nos goûts, nos choix, pour les choses les plus simples de la vie. Par exemple j’avais le droit de choisir mes habits pour aller à l’école, parfois j’y allais même déguisée. Je pense que mon éducation à beaucoup influé sur ma manière de travailler et mes choix de vie.
Les rappeurs français chantent souvent leur maman. Aurais-tu été ce genre de rappeur ?
Pour en avoir côtoyé pas mal, les rappeurs sont des artistes à part entière et ils sont sensibles malgré leur carapace. Pour pouvoir dire ce qu’on a sur le cœur et dévoiler ses sentiments, même en chanson, il faut l’être un minimum, sensible. Je suis pudique quand il s’agit de dévoiler mes sentiments, j’imagine que c’est plus facile de le chanter, c’est comme si on se mettait dans la peau d’un personnage, comme si ça n’était pas soi. Et surtout, les mères se sentent toujours très flattées par ce genre d’attention, se faire dédier un morceau c’est une belle preuve d’amour. Alors oui, je l’aurais fait.
On fête tes un an en tant que réalisatrice, qu’est-ce qui a changé depuis un an ?
J’ai trouvé quelque chose d’un peu plus précis dans lequel je m’épanouis. Je pense que la réalisation englobe tout ce que j’ai pu faire dans le passé. Que ce soit le stylisme, la photographie, la direction artistique… Avoir la main et le pouvoir de décision sur la globalité du projet, autant dans celui des lieux, des mannequins, du stylisme, de la manière de filmer… C’est parfait pour moi car cela me permet d’avoir dans l’ensemble un résultat et que le rendu soit exactement comme je l’avais imaginé dans les moindres détails.
Quels conseils donnerais-tu à la Felicity d’il y a un an ?
Je lui dirais d’être plus patiente et plus confiante aussi. Que les choses finissent toujours par arriver. De s’écouter, ne pas avoir peur de s’exprimer ou de faire des choses différentes, car je pense qu’au final c’est ce qui fait ma force.
Quand on regarde le clip de Koba LaD “Chambre 122”, on se demande comment tu as fait pour arriver à ce rendu ? Et en règle générale, comment structure-t-on la réalisation d’un clip ?
En général, j’écris un synopsis que j’illustre, puis je prends le temps de voir en détail avec chaque personne de l’équipe (chef op, déco, etc..) ce que je veux et ce qu’elle peut m’apporter, qu’on puisse ensemble avoir les meilleures options possibles pour arriver au résultat désiré. Pour “Chambre 122”, Koba m’avait envoyé en référence un clip de Lil Wayne avec un lit dans l’eau, j’ai trouvé le concept assez cool. Je ne suis pas contre l’idée de s’inspirer d’un travail déjà fait mais il faut vraiment que je le revisite à ma manière. J’ai donc voulu créer une histoire, tout un univers autour de cette mystérieuse chambre, faire en sorte que ce soit intéressant visuellement. Il faut savoir qu’il y a beaucoup d’éléments dans le décor qui m’appartiennent ou que j’ai pris le soin d’aller choisir moi-même et qui expriment mon côté excentrique “bling-bling” qui fonctionne très bien avec l’univers de Koba. J’ai donné aussi un côté glamour aux filles dans l’eau, j’ai twisté l’hôtel en mettant l’accueil dans une épicerie… Je trouve ça cool d’avoir un peu de second degré et de créer une histoire. Les gens ont besoin de rêver, d’être divertis et juste faire un clip pour faire un clip ce n’est plus très actuel.
Est-ce que les rappeurs ont toujours leur mot à dire dans la réalisation d’un clip ?
Ça dépend. Je peux apporter un synopsis sans avoir même rencontré l’artiste, mais j’aime bien avoir leur avis. Il y a des artistes qui sont plus impliqués que d’autres, qui ont leur idée en écrivant la musique et d’autres qui laissent la main au réal.
As-tu appris aux côtés de certains artistes ?
Ce que j’ai appris en travaillant à leurs côtés c’est que dans les métiers artistiques, peu importe le degré de notoriété/réussite, on est tous face à cette fameuse remise en question perpétuelle. Il n’y a pas de recette miracle, il faut croire en soi et savoir s’entourer.
Quel est le starter pack du clip de rap français ?
Les basiques ? Voiture, fille, alcool, argent, je dirais (rires).
Et pour toi ?
C’est exactement ce que je ne veux pas voir, du moins pas comme ce qu’on voit depuis des années. Une histoire ; milieu, début, fin, qu’il y ait une intrigue, une surprise, une chute, qu’on ait envie de le revoir et de l’analyser. Je trouve ça cool de pouvoir amener le téléspectateur à se poser des questions et à faire passer un message subtilement, utiliser les ingrédients d’un film pour en faire un très court.
J’ai lu que tu aimerais beaucoup réaliser pour PNL ou Booba par exemple, pourquoi ?
J’aime bien la liberté artistique de PNL et le fait qu’ils prennent des risques, c’est hyper intéressant. Ils osent sortir des codes et ils accordent de l’importance à l’esthétisme et à la signification des images. Booba, parce que je trouve que c’est peut-être le plus Américain des rappeurs français et je pense qu’il peut être très excentrique et audacieux, pour moi, c’est intéressant.
Booba a lancé sa marque de mode et PNL ouvrait un pop-up avec du merch récemment. Quel est ton regard sur cette tendance dans le rap FR ?
Je trouve ça malin et sensé car leur style/image est aujourd’hui autant mis en avant que leur musique. On s’identifie beaucoup à eux et les gens ont besoin d’avoir des modèles, ça me parait donc cohérent qu’ils lancent leur marque. Booba surtout, a ce côté “American Dream” qui fait rêver, je peux comprendre qu’on ait envie de lui ressembler.
Ce cross rap/mode est-il toujours judicieux ? Les rappeurs ont-ils toujours du bon goût ?
C’est perspicace oui, car presque obligatoire de nos jours pour un rappeur. Seulement on ne sait pas toujours comment se mettre en valeur, on n’a pas forcément le recul nécessaire pour, la plupart d’entre eux suivent juste les tendances. Au final on retrouve souvent des similitudes entre les looks, ce serait cool parfois de pouvoir les amener vers quelque chose de différent, prendre plus des risques, oser se différencier.
“Je suis très solitaire et j’apprécie le silence, je peux rester plusieurs jours chez moi, sans sortir, à bosser.”
Où vas-tu chercher ton inspiration pour tes clips ? Comment trouves-tu les images de tes moodboards ?
Sur Instagram, Pinterest, dans des magazines… En général, ce sont des idées qui me viennent après avoir écouté la musique en boucle pendant plusieurs jours des fois. Il me faut ensuite des images pour illustrer ce qui me vient à l’esprit plutôt que l’inverse.
Avec les réseaux et internet, tout va très vite, les inspirations et les polémiques enflent à vitesse grand V (Shay avait repris le plan d’un clip de Joke qui a crié au plagiat). Est-ce que tu t’en soucies ou très peu ?
Sur mes synopsis je mets toujours une mention légale. Quand tu fais des pdf détaillés de 60 pages comme les miens, c’est beaucoup de travail, ce n’est pas quelques images volées sur internet. Sur chaque parole, il y a une image associée, etc… c’est très précis. Ce ne sont pas juste des idées, c’est aussi la manière dont on les utilise, quand on copie un concept avec l’ADN de quelqu’un, c’est là que c’est déplacé.
Il y a un intérêt grandissant pour les métiers de l’ombre, réalisateurs, beatmakers, photographes… Penses-tu que c’est juste une mode ?
Je pense qu’il y a de plus en plus de célébrités avec les réseaux sociaux et on n’a pas tous l’envie ou le talent d’être artiste ou athlète, mais si tu ne peux pas être dans la lumière toi-même, tu veux peut-être être juste faire partie de ce milieu qui est très glorifié. Ça attire les gens qui pensent souvent que ce sont des métiers plus faciles que les jobs classiques mais il y a beaucoup de travail derrière et si c’est plus rare, c’est bien car c’est plus dur. L’un des premiers à être passé réellement de l’ombre à la lumière, c’est David Guetta. À la base quand tu es DJ, personne ne sait qui tu es, il a starifié le métier et maintenant j’ai l’impression que c’est une plus-value quoi que tu fasses d’être sur le devant de la scène.
Les réseaux sociaux ont aussi joué un rôle dans cette évolution…
Bien sûr. Pour la petite histoire, il y a une styliste avec laquelle je travaille, qui devait faire un clip avec une artiste en développement, qui avait adoré son moodboard et ses idées. Mais quand elle a vu qu’elle n’avait “que” 500 followers, elle lui a dit “je ne veux pas travailler avec elle, elle n’a pas de followers”. Ça veut dire que si tu n’as pas de followers, tu n’as pas été validé par une audience. Je trouve ça très dommage car ce qui devrait compter c’est le travail fourni. Maintenant je collabore avec des artistes qui ont tous une grande notoriété mais ça n’as pas toujours été le cas et j’ai toujours respecté tous les artistes, et j’ai d’abord travaillé avec eux car j’ai aimé leur univers ou ce qu’ils sont tout simplement. Ce qu’il y a de plus beau c’est de découvrir des talents et d’évoluer avec eux.
Sur “Noche” de Damso et Lacrim, quel était ton travail ?
Sur ce clip, c’était la direction artistique. Je devais indiquer aux stylistes comment les habiller, diriger le chef déco, le casting… le mood global du clip. Tout ce qui touche l’identité visuelle.
La nuit, ça reste un moment particulier pour les artistes, on a l’impression qu’ils travaillent mieux à ce moment-là…
Pour ma part oui, car je suis insomniaque depuis toujours, comme pas mal d’artistes je pense. Je travaille beaucoup de chez moi, la journée j’ai du mal à rester focus et le fait qu’il y ait de la vie autour et que tout le monde soit réveillé me distrait. Je suis très solitaire et j’apprécie le silence, je peux rester plusieurs jours chez moi, sans sortir, à bosser. La nuit reste le meilleur moment pour profiter de ce calme.
Tu as travaillé sur la dernière cover de Nekfeu pour Cyborg, il vient de présenter son nouvel album au cinéma, est-ce qu’on pourrait t’y voir bientôt, au cinéma ?
On me le suggère de plus en plus, pourquoi pas.
Quel conseils pourrais-tu donner à un jeune réalisateur ?
Je pense qu’il est important d’avoir des références, même si on a des idées. Le plus dur c’est de pouvoir se faire comprendre. Savoir se structurer et s’intéresser à tout, être au courant des possibilités techniques et artistiques car il y en a beaucoup. Surtout, rêver, sans limites, accorder de l’importance à son imaginaire et tout faire pour que celui-ci devienne réalité, car après tout, le travail d’un réalisateur, c’est de rendre réel ce qui ne l’est pas.