Critique - Les Misérables de Ladj Ly, une immersion réaliste dans le quotidien bouillant des banlieues
Un film qui résonne comme un cri d’alarme à la sphère politique.
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Après avoir ébranlé La Croisette à Cannes, Les Misérables, le long-métrage “coup de poing” de Ladj Ly, s’apprête à investir les salles obscures de France. Pour son tout premier film, le désormais célèbre documentariste de Kourtrajmé a signé un instantané puissant de la situation plus qu’urgente des banlieues, qui voient s’affronter une police dépassée et outrageusement violente à une jeunesse harcelée, fracturée et en manque de repères. De prime abord modeste de par sa réalisation épurée, le film est en réalité doté d’un engagement politique fort. Polar (ultra)réaliste de la situation des cités française, Les Misérables est avant tout un film sur les rapports humains entre deux “camps” que tout semble opposer. Film sur la banlieue, oui, mais qui parlera à tout le monde tant il casse les clichés. Pas de drogues apparentes, pas de rap à outrance en bande sonore ; juste une immersion réaliste dans un quartier difficile qui se suffit à elle-même.
Flics victimes et bourreaux
Les Misérables commence avec les images de liesse populaire post-finale de la Coupe du Monde en juillet 2018. On y aperçoit une bande de gamins venir de Montfermeil (93) jusque dans les rues de la capitale pour y profiter de la fête à l’heure où la France célébrait son unicité retrouvée. La fraternité apparente laisse ensuite place à la réalité crue du quotidien une fois les célébrations terminées. À travers l’œil de Stéphane, bacqueux fraichement débarqué de Cherbourg qui intègre la Brigade Anti-Criminalité de Montfermeil, le spectateur est plongé dans le quotidien d’une banlieue au bord de l’explosion, entre patrouilles agressives, harcèlement, bavures et tensions, sur fond de pauvreté et de chômage. Après une longue mise en contexte nécessaire, le film bascule quand les trois policiers du film, Chris, chef de la brigade ouvertement raciste et borderline, Gwada, légèrement plus consciencieux et donc Stéphane, sont débordés lors d’une interpellation et qu’un drone filme en direct une énorme bavure qu’ils essaieront de dissimuler.
Crédit Photo : SRAB FILMS PRODUCTION
Pour autant, le film est bien loin de tomber dans le côté manichéen que serait le “gentil jeune contre le méchant policier”. Non, ici le film décortique la situation depuis tous les points de vues. Même pour ses pires personnages, Ladj Ly offre un regard sans préjugés ni jugement de valeur. La réalité des banlieues est telle qu’elle peut changer à tout instant, et il en va de même pour nos perceptions de ces protagonistes de la vie de quartiers laissés totalement à l’abandon par les services publics depuis de trop nombreuses années. Alors plus que la violence policière accablante et choquante, c’est surtout le système qui est dénoncé à travers une narration politique et surtout terriblement humaniste. “On navigue dans un monde tellement complexe que c’est difficile de porter des jugements brefs et définitifs. Les quartiers sont des poudrières, il y a des clans, et malgré tout, on essaye tous de vivre ensemble et on fait en sorte que ça ne parte pas en vrille”, résume notamment Ladj Ly.
Un récit brut expurgé de jugements
Au final, le film montre que les flics, eux aussi, sont des victimes d’une situation qui semble parfois inextricable. Le réalisateur voulait révéler comment on vivait dans ces quartiers populaires où cohabitent de nombreuses nationalités et groupes ethniques, où le mot mixité prend tout son sens. Et paradoxalement, ce sont bel et bien dans ces quartiers que le vivre-ensemble, malgré un contexte évidemment difficile, fonctionne le mieux. Des moments de vie bien décrits dans le film et qui tranchent totalement avec l’image habituelle des banlieues véhiculées quotidiennement dans les médias. S’il faut y vivre – ou du moins y passer du temps – pour comprendre pleinement comment on vit dans une cité, le film apporte un soin particulier à en décrire les codes avec précision et humanité.
Crédit Photo : SRAB FILMS PRODUCTION
Sans jamais prendre position dans ce contexte de violences policières, Ladj Ly montre et raconte des évènements qui, s’ils ne sont pas quotidiens, sont plus que fréquents, en touchant au plus près la réalité et en laissant au spectateur le soin de tirer ses propres conclusions – la bavure relatée dans le film étant d’ailleurs inspirée de celle qu’il avait lui-même filmée en 2008 dans cette même cité de Montfermeil. Rythmé et diablement puissant par son récit, Les Misérables est assurément un grand film qui réussit l’exploit de rendre palpable l’extrême complexité des relations de tous les acteurs d’un environnement prêt à s’enflammer à la moindre étincelle.
La dernière scène dégage même une telle puissance et une telle vérité qu’il est difficile de quitter la salle et s’extirper du film. Qu’avons-nous fait pour en arriver là ? Que peut-on faire pour améliorer les choses ? Des questions en suspens qui interviennent à point nommé, Les Misérables s’inscrivant dans un contexte plus que jamais en rapport avec les faits qu’il peut conter, et que les actualités semblent rattraper jour après jour. Avec ce film, sorte de témoignage, peut-être la sphère politique réagira-t-elle enfin. “J’aimerais bien que le Président le voie, si ça pouvait lui faire prendre conscience des réalités de ce pays“, espère d’ailleurs Ladj Ly. On l’espère aussi.
Dans le reste de l’actualité de Ladj Ly, une capsule apparel d’HOMECORE en hommage à la sortie de son film va bientôt voir le jour.