L'art d'être pessimiste avec le dessinateur David Shrigley qui est tout sauf un type pessimiste

Entretien avec un artiste corrosif à l’humour et à l’ironie aussi sophistiquée que teintée de noirceur.

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Depuis des années, David Shrigley délivre sa vision du monde avec une ironie puissante au moyen de dessins satiriques teintés d’humour noir. Ce Britannique, natif de Glasgow, de près de deux mètres au flegme anglo-saxon palpable et à la voix puissante mais douce, s’est fait connaître pour ses coups de crayon au style rudimentaire mais à la sagacité irrévocable. Un contraste saisissant entre le fond et la forme de son art qui lui confère une touche puissante et laisse place aux interprétations nombreuses et variés de son message.

Début mars, l’artiste était de passage à Paris pour y présenter les fruits de sa collaboration artistique avec la Maison de champagne Ruinart, la plus ancienne au monde qui fêtera d’ici quelques temps ses 300 ans d’existence. Carte blanche était ainsi donnée à Shrigley et son esprit vif pour présenter la Maison Ruinart, raconter son propre parcours dans le vignoble champenois à Reims et offrir son regard sur l’image de la mythique enseigne française. Après l’artiste chinois Liu Bolin en 2018 et le Brésilien Vik Muniz l’an passé, la tribune était-elle ainsi donnée à David Shrigley cette année avec un projet baptisé “Unconventional Bubbles”. Des bulles singulières, voilà un titre qui sied bien au Britannique. Entretien avec un artiste corrosif à l’humour et à l’ironie aussi sophistiquée que teintée de noirceur, aussi souvent absurde que dramatiquement sensée et judicieuse. So british, finalement.

HYPEBEAST FRANCE : Bonjour David. Pouvez-vous nous raconter un peu votre parcours dans le monde de l’art ? Était-ce toujours une ambition personnelle que celle de devenir un artiste ?

David Shrigley : Oui, je dirais que oui. Étant petit, je voulais sûrement devenir autre chose, comme astronaute ou joueur de football, mais j’ai rapidement réalisé que j’aimais l’art et que je voulais devenir un artiste. Bizarrement, je ne réalisais peut-être pas que l’on pouvait réellement faire carrière en tant qu’artiste. Même quand j’étais à l’école d’art, je ne pensais pas cela possible. Mais à 25/26 ans j’ai vraiment pris conscience que je pouvais en vivre grâce notamment à des expositions et à la vente de mes œuvres. Cela m’a pris un certain temps.

Quelles sont vos principales inspirations pour réaliser votre art si particulier ?

Je ne sais pas… Je dirais que je suis inspiré par tout. Tout ce qui m’entoure. Je fais beaucoup de dessins, c’est pour cela que je suis le plus connu. Et j’ai l’impression de m’inspirer de la réalité pour dessiner. Ces dernières années, j’ai même eu l’impression que j’avais dessiné tout ce qu’il était possible de dessiner dans le monde. Mais vraiment, tout. Et j’ai dû tout recommencer. Je suis constamment à la recherche de nouveautés. Donc oui, on peut dire que je suis inspiré par à peu près tout. Le problème avec les gens qui identifie votre travail, ou du moins en partie, comme moi avec le côté humoristique, est que c’est difficile d’en parler. Car cela reviendrait à répondre à la question : ‘d’où vient votre personnalité ?’ Et je n’ai pas la réponse à cette question sinon l’impact de mon environnement direct, donc du monde qui m’entoure. Ma perception du monde m’est propre et ne vit que dans ma tête.

Dans ce cas, comment définiriez-vous votre approche au moment de commencer une oeuvre ? Avez-vous dû vous réinventer pour la collaboration avec Ruinart ?

J’ai déjà réalisé un certain nombre de collaborations au cours de ces dernières années. Avec Ruinart, c’est peut-être le projet qui se rapproche le plus de ce que je fais en temps normal. Le fait de réaliser mon art à propos d’un certain sujet est plutôt intéressant. Ici, le sujet étant la production de champagne, je me suis d’abord demandé : ‘Pourquoi diable faire de l’art à propos de ça ? Je veux juste boire le champagne, moi’ (rires). Mais il y avait beaucoup à apprendre. Et tu deviens plus efficace quand tu as des choses à apprendre sur un sujet que tu ne connais pas pour pouvoir créer quelque chose. C’est très positif. Et comme je disais, comme j’étais un peu à court de choses à dessiner, le fait d’être contraint de faire des dessins de grappes de raisins ou bien de bouteilles de champagne, de bulles… c’était très intéressant et même inspirant.

David Shrigley, Sans titre, 2019

“Unconventional Bubbles”, le nom du projet vous va à merveille. Votre travail lui-même est très singulier et laisse énormément de place aux multiples interprétations.

Tout doit avoir un nom, n’est-ce pas ? On a beaucoup discuté du titre du projet entre nous. Le côté “Unconventional” est sans doute l’expression de la manière dont Ruinart se voit. Et “Bubbles”… les bulles sont intéressantes et, dans ce titre, on ne sait pas si elles sont métaphoriques ou littérales. Et quand bien même ; les bulles ont un coté métaphorique très actuel par ailleurs. Nous vivons tous dans une bulle dans laquelle les réseaux sociaux sont devenus le seul moyen de communiquer entre nous. C’est devenu un problème et quelque chose que nous devons rectifier. Et puis les bulles, évidemment, font partie intégrante du champagne. Nous y voilà ! C’est donc un bon titre.

On imagine que vous avez dû faire énormément de recherches et d’investigations avant de vous lancer dans la partie création du projet. Vous avez appris des choses intéressantes ?

J’ai fait énormément de recherches, c’était une de mes missions du projet. Rencontrer les gens du domaine, visiter les fabriques… c’était quelque chose de très éducationnel. Je n’y connaissais vraiment rien avant cela. J’ai visité plusieurs fois la région champenoise, échangé avec les professionnels en les écoutant attentivement, visité les crayères, les vignes et les installations de production… Et, bien sûr, j’ai dégusté du bon champagne !

David Shrigley, Sans titre, 2019

Estimez-vous faire de l’art “conscient” ? Celui-ci reflète-t-il votre façon de penser ?

Je pense que oui. L’art doit être le reflet d’un mode de pensée, dans un sens. Quand tu fais une œuvre, elle prend vie indépendamment de son artiste, toujours. Et, parfois, souvent même, j’ai impression de ne pas être au contrôle du chemin que cette œuvre prend. Et je me retrouve à découvrir quelque chose plutôt qu’à créer quelque chose. Je ne sais pas si tout ce que je dis a du sens… mais parfois il suffit d’avoir le désir de réaliser une œuvre et celle-ci se créée toute seule.

Faut-il être engagé pour être un véritable artiste ?

Il n’y a pas de règles. Mais personnellement, je veux faire de l’art à propos du monde et je pense que c’est un engagement en soi. ‘L’œuvre + le monde = l’œuvre’. Voilà mon équation. Donc un artiste selon moi doit avoir des considérations sur ce qui l’entoure. Et cela se retrouvera toujours dans ses œuvres. Par exemple, j’ai des convictions très fortes et politiques sur la nature des obligations d’un individu dans une société. Je pense que, quand on vit dans une société, on se doit d’avoir des obligations l’un envers l’autre. Et ma conviction se retrouvera inévitablement dans mes travaux.

Bien que principalement humoristiques, on note un côté souvent très pessimiste dans vos œuvres. Le présent et le futur proche ont de quoi faire peur selon vous ?

Aujourd’hui, oui ! Pour tout le monde (rires). C’est facile d’être pessimiste. Mais est-ce que cela facilite les choses ? Quand tu deviens un artiste, tu as la possibilité de dire ce que tu veux et cela a un côté presque thérapeutique. C’est aussi le moyen de dire certaines choses difficiles parfois. Mais ce n’est pas quelque chose que tu veux retrouver dans ta vie de tous les jours pour autant. On cherche toujours la positivité. Donc je ne sais pas… l’art a le droit d’être pessimiste. Moi, non.

David Shrigley, Sans titre, 2019

Vos dessins sont peut-être techniquement simples mais vous parvenez à donner un sens toujours complexe et plus intellectuel qu’il n’y paraît de prime abord. Ce contraste entre le fond et la forme, est-ce votre plus grande arme pour faire de vos œuvres un art puissant ?

Je ne sais pas… Mais j’aime assez l’idée que l’image et les mots se complètent l’un l’autre. Et que, par glissement, ils se rejoignent sans pour autant que le texte n’explicite totalement l’image et que l’image n’explicite totalement le texte. C’est cette façon de communiquer que je trouve intéressante. C’est basiquement les fondements du marketing ou encore de la communication dans les comics par exemple. Des choses que nous avons l’habitude de consommer. J’aime utiliser les mots d’une certaine façon. Laisser planer le doute quant à savoir s’ils sont métaphoriques ou littéraux. Leur profondeur me plaît également. Et puis comme je disais, je ne suis pas vraiment sûr de ce que je suis en train de faire avant de le terminer. Quelque part, certains de mes dessins semblent incomplets, d’autres me paraissent corrects pour une parution, d’autres non… Et puis, ici encore, je ne parle que de mon opinion sur mes propres travaux, qui peut largement différer de celle des autres. C’est pour cela que je laisse quelques fois d’autres personnes éditer mon travail. Parfois je trouve certains de mes dessins très bons et ils ne plaisent pas car ils ne correspondent pas forcément au message que ceux qui me les ont commandés veulent délivrer, comme je te racontais avec Ruinart. Pour moi, cela paraît parfois très surprenant et je me dis qu’il y a tellement de bons travaux, de bonnes œuvres, qui restent dans l’ombre car les gens ne les aiment pas… C’est comme ça !

David Shrigley, Sans titre, 2019

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