"Rigolos opportunistes" ou "passionnés dans la légitimité" - Gros plan sur le phénomène des YouTubers qui se lancent dans le rap

Analyse avec l’un d’eux, SEB, ainsi que des observateurs avisés.

Musique 

Je suis le premier mec à détester la musique de YouTuber. C’est horrible, ça n’a pas d’âme“. On pourrait penser que la quote nous vient de Twitter, le coin des punchlines où on aura notamment pu lire que les YouTubers seraient “le Coronavirus du rap“. Mais non, elle est signée SEB, et sans La Frite chef : ce YouTuber de premier plan – plus de 4 millions d’abonnés – a abandonné la seconde partie du patronyme qui l’a fait connaître sur la plateforme pour se lancer dans le rap game, entre signature dans un label et sortie d’un premier son clipé. Il n’est pas le seul : le leader français Squeezie a lui aussi paraphé un bail en ce début d’année 2020, laquelle était fêtée dès le Réveillon avec le nouvel album de Mister V, MVP. Oui, il semble que 2020 marque l’arrivée des YouTubers dans le rap. Et on ne parle plus de tentatives timides, freestyles isolés et sketches humoristiques qui ont jusqu’alors pu nouer leurs premières relations avec la musique, mais de projets sérieux, que la sortie d’opus, la réalisation de clips et les contrats viennent signifier. De quoi faire réagir la toile, entre followers satisfaits et observateurs circonspects, jusqu’à crisper certains des principaux intéressés comme SEB, dont la saillie vient cristalliser les critiques. Mais pourquoi ces critiques ? Comment interpréter le phénomène et les réactions qui s’y rattachent ? On a décrypté la chose avec ce même SEB et deux experts du rap et de la plateforme. De quoi affirmer qu’au-delà des réactions épidermiques, et qualité mise à part, il y a de la logique.

Les YouTubers rappeurs, un débat sur la légitimité… et un soupçon d’opportunisme

Mais que reproche-t-on au YouTubers rappeur, au juste ? Eh bien, son qualificatif premier, et le passif totalement annexe au game qu’il induit. “Quand tu te fais connaître sous une étiquette d’humoriste et que tu bascules dans le rap, on va te dire ‘si t’es un rigolo, reste un rigolo’, ou ‘tu n’y connais rien’ etc… Et puis il y a toujours les gardiens du temple du rap, les mecs qui vont dire que ‘c’était mieux avant’, ‘non mais là c’est n’importe quoi’, ’n’importe qui peut faire du rap maintenant’… Mais tu auras toujours ça ! La critique fait partie du milieu hip-hop“, nous explique Tarik Chakor, maître de conférences en management et co-créateur de l’agence La Firme, spécialisée dans les partenariats entre marques et artistes. SEB abonde dans le même sens : “Dans le rap, il y a une culture du vécu, avec tous ceux qui écoutent le truc comme des puristes, il y a plein de gens qui n’ont pas encore le recul, ni le même œil sur l’industrie, alors qu’aujourd’hui, en 2020, tout le monde peut faire du rap. C’est un parti pris un peu vieillot qui va s’estomper avec le temps je pense“. Pour Tarik Chakor, la réticence a trait avec la question de légitimité, un débat qu’il dit récurrent dans le rap. “La légitimité, c’est une question qu’on retrouve même chez des rappeurs installés, ça ne concerne pas que les YouTubers. Est-ce que tu fais partie du rap game ou pas, est-ce que tu es digne du rap game, est-ce que quand tu mets du vocoder c’est du rap ou pas, est-ce que Soprano c’est pas de la pop, est-ce que Bigflo et Oli… il y a des débats sur des mecs qui sont rappeurs ! Autant dire que quand des YouTubers arrivent…” Ils concentrent la critique. Et là n’est pas le seul reproche qu’on peut leur formuler.

Photo Mister V

Squeezie, Premier Youtuber De France Et Bientôt Des Projets Rap. Crédits : Sylvain Thomas/Afp/Getty Images

C’est le soupçon d’opportunisme, qu’on décèle souvent dans les réactions. Les YouTubers de premier plan ont en effet une grande communauté, gage d’un certain nombre de vues. De là à les voir profiter de leur visibilité pour basculer dans l’activité lucrative du rap, il n’y a donc qu’un pas. Qui est tentant, confirme Vincent Manilève, spécialiste de la plateforme et auteur du livre YouTube, derrière les écrans : Ses artistes, ses héros, ses escrocs, lequel rappelle que l’approche initiale des YouTubers vers le rap vient justement de l’idée de “clash” propre au genre, “quelque chose de très très vendeur, générateur de clics. Cyprien, depuis Cortex, l’a bien démontré“. Pour autant, l’écrivain et journaliste appelle à faire la distinction entre les profils, ceux qui voudraient profiter du système et resteraient dans l’humour, et ceux qui ont une “vraie approche artistique“. Comme SEB, dont le sérieux est visible et la passion plus à prouver, du fait de son passif étoffé avec le rap – freestyles en nombre, documentaire poussé et promo d’artistes émergents comme Rilès dont il est à l’origine de l’explosion – et pour qui la critique sur l’opportunisme “ferait chier, davantage que d’entendre que mes sons seraient nuls“. Là-dessus, il aurait plutôt tendance à pointer le doigt vers les pontes de l’industrie. “Ils voient des gens qui font des chiffres, qui rapportent de l’argent, donc dans la même démarche qu’ils prenaient des gens qui sortaient de télé-crochets il y a 10 ans pour deux singles, ils vont prendre des YouTubers pour faire de l’argent“, assure-t-il. Tarik Chakor partage le même avis. Décrivant un contexte où “il faut sortir des nouveautés tout le temps, puisqu’on oublie très vite et que les temporalités s’abaissent“, il présume des réflexions basées sur “la communauté, l’impact, la couverture” et donc, un intérêt pour les YouTubers : “Les agences doivent parfois conseiller la bascule, parce qu’on réfléchit en termes de vues, de communauté, de clics. Je pense vraiment qu’ils réfléchissent comme ça. Même si c’est nul, les followers vont cliquer, et à court terme ça peut être une rentrée d’argent profitable“. Tant mieux pour le YouTuber qui voudrait donc monnayer le following, tant pis pour celui qui aurait une volonté artistique. D’autant plus préjudiciable pour celui-ci qu’il vit souvent le rêve qu’il poursuivait avant même de brancher une caméra dans sa chambre.

“Faire du rap, c’est juste un kiff”, une logique de parcours et d’époque

À la base si les YouTubers se sont lancés sur la plateforme, c’est qu’ils avaient envie de créer des choses, sans avoir l’argent ou les contacts. Leur parcours démarre sur une motivation artistique, créative. Les YouTubers, notamment ceux de la première génération, n’ont pas grandi en voulant devenir YouTubers, ils voulaient être réalisateurs, comédiens, dessinateurs, chanteurs… Ils ont toujours nourri des ambitions en plus que celles qu’ils pouvaient avoir sur YouTube“, éclaire Vincent Manilève, pour qui il s’avère donc logique de les voir se diriger aujourd’hui vers d’autres projets. “Maintenant qu’ils ont accès à une certaine notoriété, ils peuvent s’entourer des bonnes personnes qui leur feront les bonnes prods, les bons textes ou autre, afin de réaliser des projets qui les font fantasmer depuis tout jeune. C’est Kevin Tran qui depuis gamin veut faire un manga, il a utilisé Internet pour montrer sa personnalité, aujourd’hui il l’a fait. Cyprien avec la bande-dessinée…” Et SEB avec le rap. Ce dernier, qui appartient justement à la première génération mentionnée, corrobore en tout points la thèse de l’auteur. Il dit “ne pas se sentir YouTuber“, carrière qu’il n’a pas choisie, au contraire du rap pour lequel il a toujours nourri des ambitions. “En vrai quand tu y penses, j’ai toujours fait ça. Même dans mes premières vidéos éclatées je faisais du rap – éclaté aussi, mais c’est pas grave, ça date. C’est toujours un truc qui me faisait kiffer, et je m’étais toujours dit que je le ferais, parce que c’était un plaisir. Aujourd’hui j’ai de l’assurance, je cumule certains tafs, alors je peux me permettre de le faire“, expose-t-il, revendiquant donc la logique de son évolution.

Photo Mister V

Seb, Sincère. Crédits : Fifou

J’ai 23 ans, je suis jeune, mais je suis un ancien de YouTube. C’est bizarre, mais je commence ma vie là, et pour les gens je suis un ancien. Tout ce qui s’est passé avant, je n’ai pas fait exprès, là j’essaie de faire les choses sérieusement. L’avant c’était le gamin qui s’en battait les couilles, qui mettait des trucs. La vie a fait que les gens regardaient ça donc génial, c’est super, mais moi ça fait deux trois ans que ça y est, je travaille. Ce qui me paraît normal en fait, dans un parcours classique. Tu as 20 piges, tu commences à travailler“, enchaîne-t-il. L’arrivée des YouTubers dans le rap répond donc dans ce cas, comme dans d’autres, à une logique de parcours. Dans l’absolu, elle s’inscrit dans une logique d’époque : Tarik Chakor, qui décrivait ce monde du rap où tout va vite, assure par exemple que les YouTubers appartiennent aujourd’hui au même cercle que les rappeurs, et que les voir verser dans la pratique n’a rien d’étonnant in fine. “Quand Mister V a dit qu’il se lançait en 2017, sûrement le début du phénomène des YouTubers dans le rap, sur le coup ça pouvait étonner. Mais quand on y réfléchit au final, ça fait partie du même environnement, on peut appeler ça le monde ‘urbain’, mais, en tout cas, ils font tous partie du même terreau. Donc, il y a des passages. Au final le contexte global est là, ils viennent tous du même milieu, avec les mêmes origines et les mêmes références“, assure-t-il. Tarik Chakor parle de “monde urbain“, SEB de “monde des réseaux“, Vincent Manilève finit par poser le terme d’entertainer pour unir tous les intervenants, qu’il voit évoluer dans un contexte où les frontières sont devenues poreuses.

Rappeurs et YouTubers, tous entertainers

De fait, si les YouTubers vont dans le rap, l’inverse est d’autant plus palpable qu’il est désormais généralisé. “Ce sont des entertainers, résume ainsi Vincent Manilève. Je prends l’exemple inverse de Booba, qui en étant d’abord un rappeur, arrive à devenir un entertainer avec les réseaux. Les gens sauvegardent ses stories, partagent ses vidéos, ses contenus… donc lui a fait le chemin inverse. Il y a un flou sur les frontières, les YouTubers sont plus que des YouTubers, on commence à les reconnaître comme plus que des vidéastes, et les artistes classiques vont dans le divertissement quotidien, en nouant une conversation avec leurs communautés. En cela, Booba est le meilleur exemple, il alimente les conversations alors qu’il ne sort pas d’album tous les trois mois. Il y a des rappeurs qui font des partenariats, des placements de produits… Vu qu’aujourd’hui, le lieu pour interagir avec son audience n’est plus la télé, la radio ou les médias mais les réseaux sociaux, de plus en plus d’artistes adoptent ces codes“, décrypte-t-il. “Les rappeurs font plus d’opérations sur Snapchat pour les pronostiqueurs que moi qu’on qualifie d’influenceur, embraye SEB. Ça n’a plus de sens, c’est juste la culture des réseaux et c’est comme ça, tout le monde est influenceur à son échelle, et tout le monde peut être créateur, artiste, ce que tu veux en fait“. Passée sa critique sur la musique de YouTuber, le néo-rappeur tempère le propos sur la production de ses pairs et encense Mister V, prône le touche-à-tout et cite en exemple Childish Gambino. “Il n’attend rien, fait ses bails et les fait bien, ça ne pose de problème à personne, du moins dans l’idéologie outre-Atlantique. Là-bas un acteur sur Netflix devient une star en 6 mois et peut faire plein de choses différentes. En France ça arrive petit à petit, mais on aime bien rappeler aux gens les cases dans lesquelles on les a mis“. Des cases qu’il regrette, “parce qu’au fond, on s’en fout, non ?” Eh bien oui, mais pas encore tout à fait.

Dans ce contexte favorable et avec pour lui la légitimité et la sincérité de l’approche, SEB a par exemple anticipé les critiques dans son premier son Taedium. Où il dénonce l’hypocrisie des réseaux, du net, de YouTube même, avec qui il dit vouloir prendre ses distances. On retiendra notamment – et justement – sa phrase “les rappeurs deviennent influenceurs, toi tu t’étonnes du contraire“, qui pourrait sonner comme une volonté de défendre sa démarche avant même d’être exposé aux remarques. “Je savais que j’allais être confronté à tout ça, à tous ces trucs, ‘Seb La Frite il fait du rap ?’, alors que ça fait des années. C’est juste que dans la tête des gens je n’ai pas percé là-dedans à la base. C’était pour anticiper un peu tout ça, mais c’était la première et unique prise de parole que je voulais entre Internet et le rap. Je dis les choses, mais en vrai ça n’est pas un combat”. Ou l’illustration de la difficulté pour le YouTuber, quand bien même il est légitime et sincère, de se détacher de son image initiale ? Si Vincent Manilève voit un Mister V s’en sortir admirablement – “il arrive à se consacrer en majeure partie sur sa musique, tout en parvenant à produire la vidéo la plus vue de l’année dernière ‘Rap vs Réalité’, à être ultra-drôle et ultra-pertinent” – lequel incarne à ses yeux la réussite de la transition, il en voit beaucoup s’époumoner et pointe une autre pointure en la personne de Cyprien : “Il fait des courts-métrages, mais ses trucs les plus artistiques ne sont pas ce qui marche le mieux sur sa chaîne. Donc dans le même temps, il fait régulièrement des vidéos formats type podcasts parce qu’il sait que c’est ça qui va maintenir son audience à l’écoute, lui permettre d’avoir plus de vues, de rester dans la conversation. Et ça je pense que c’est frustrant pour lui, de se dire qu’il est toujours rattaché à cette ancre là, et que les vidéos sur lesquelles il s’amuse moins maintenant sont encore nécessaires pour qu’il reste important“. S’il faudra encore un bout de temps pour que le public accueille la reconversion des YouTubers, qui va donc bien au-delà du rap, autrement qu’avec une part de curiosité ou de défiance, elle n’est dans l’absolu pas acquise. SEB nous l’aura répété plusieurs fois, “la musique parlera“. Et l’avenir avec elle.

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