


“C’est bon, c’est fini l’interview ?” Houcine a 16 ans, mais là, il n’a pas le temps. Pas le temps de s’épancher sur son kiff pour Lady Gaga et Philipp Plein, son envie de mettre des piques sur les vêtements qu’il entend concevoir ou son rêve de créer une marque. Pas le temps de s’étendre sur des goûts et aspirations qui nous apparaissent singuliers, mais dont il est déjà convaincu dans toute son assurance adolescente. C’est qu’en ce samedi après-midi à Aulnay-sous-Bois, au 0-93 Lab., programme d’initiation au design de mode et arts visuels lancé par le fondateur d’AVOC Bastien J. Laurent, c’est cours de teinture et sérigraphie. Et Houcine comme ses 17 camarades ont à coeur d’enregistrer un maximum d’informations. Une motivation qui va au-delà d’un intérêt général pour le tendance tie and dye. Au milieu des chambrages d’usage et franches rigolades, on ressent la passion, une volonté d’apprentissage de ce que ces kids nous disent voir comme une opportunité en or, tant pour servir une vocation que nourrir leur créativité, et dans l’absolu assouvir une soif de curiosité débordante.
24 workshops, un parcours d’éveil et de co-création
“Ils kiffent, ça se voit, et ça fait plaisir“. Toujours présent pour chapeauter les ateliers, Bastien J. Laurent ne cache pas sa fierté devant cette réussite à laquelle il tenait tout particulièrement. L’enfant d’Aulnay voulait rendre à son territoire, et a planché sur le projet trois longues années, jusqu’à mettre la marque qu’il a co-créée AVOC entre parenthèses, alors qu’il remportait pourtant le prestigieux prix de l’ANDAM en 2017. “Je suis designer tout en étant originaire d’Aulnay, donc j’ai souvent eu envie d’en parler, de donner mon regard sur le territoire, et en même temps je ne voulais pas le faire seul, de manière unilatérale avec ma seule vision des choses. Comme la banlieue est un sujet sensible dont beaucoup se sont emparé, mon équipe et moi sommes vite arrivés sur l’idée de monter un projet de co-création, sur notre territoire, avec des jeunes issus de la ville d’Aulnay ou Sevran“, pose-t-il comme base du programme 0-93 Lab.. Un programme inspiré de son parcours, lui qui n’a pas appris la mode de manière académique sinon sous la tutelle de son associée Laura Do, qui propose donc gratuitement à 18 jeunes de 14 à 24 ans originaires des deux villes la bagatelle de 24 workshops, avec mise à disposition d’un matériel de qualité et intervenants aux savoir-faire particuliers.
Il y a comme ce jour les initiations aux techniques derrière le vêtement – teinture, couture ou patronage -, mais aussi l’ouverture aux arts visuels avec des visites de musées ou l’élaboration d’un moodboard. Ce que Bastien décrit comme des sessions d’éveil, avant une fin de parcours axée sur la co-création et l’apothéose d’une présentation. “Chaque session d’éveil, ils repartent avec quelque chose, explique-t-il. Un t-shirt, une blouse… Et une fois qu’on considère qu’on est allé au bout de cette partie éveil commence la phase co-création où je les accompagne dans de l’expérimentation, en construction, volume, teinture, où ils mettront en pratique ce qu’ils ont appris, en vue d’une collection qui sera présentée dans une installation le 27 juin. Ma collaboratrice Laura vient de la scénographie, on s’est dit qu’on allait l’intégrer, parce que tu fais des vêtements, mais derrière il faut les photographier, les présenter. On va donc les accompagner là-dessus. Et on présentera les créations dans une installation interactive où on invitera tous les jeunes de la ville“. Inviter des jeunes, pour les ouvrir à leur tour à la mode. Parce que si en banlieue on aime la sape, Bastien dit avoir constaté, en dépit d’un grand nombre de candidatures, une difficulté de la jeunesse à assumer son envie d’exercer dans le milieu.
“La mode, ça paraissait inaccessible”, mais plus maintenant
La mode, comment c’est loin ? “Aux entretiens, on a eu plusieurs profils qui nous disaient qu’ils aimaient la mode et le design, mais qu’ils ne se sentaient pas à l’aise pour en parler dans leur quartier. Des trucs presque deep. Au-delà même de se dire‘c’est pas pour moi”, ou ‘c’est pas possible’, il y a aussi les clichés sur la mode, et c’est la première barrière à passer. C’est aussi pour ça qu’on essaie de rendre le truc le plus cool possible, pour que l’éventuel regard des potes des participants change sur ce sujet là“, poursuit Bastien. Maxence, plus âgé des participants du haut de ses 25 ans, ne s’imaginait même pas être retenu pour le programme qu’il voyait ultra-sélectif. Mais comme un symbole, ce “fan de vêtements techniques” se voit désormais, fort de cette expérience, “faire de la sape“. Comme lui, Sarah, 21 printemps et en année de césure après l’abandon d’une fac de droit, est désormais convaincue qu’elle poussera plus loin sa passion pour la mode. Meriem, 19 ans et en deuxième année d’une licence en en arts plastiques à la Sorbonne, voyait “ les choses un peu compliquées pour intégrer les écoles de mode” mais ne semble plus avoir peur de rien. Visiblement, si craintes il pouvait y avoir au préalable, la formation a fait son effet.
D’autant plus fort que les profils sont variés : dans sa volonté d’ouverture, Bastien ne voulait pas de transfuges d’écoles de mode, alors on trouvera aussi un ingénieur, un étudiant d’archi, une flopée de collégiens et lycéens. Leur passion renforcée et leur éventuel projet éclairci, l’expérience 0-93 Lab. leur permettra à son terme de se constituer un portfolio, l’autre objectif de l’organisateur, qui leur permettra d’avoir “quelque chose à présenter s’ils veulent par la suite intégrer une école de design, de mode ou de photo“. De ce qu’on comprend au cours de ce workshop haut en couleurs, bon nombre en feront usage. Cette année comme les suivantes, parce que 0-93 Lab. s’inscrit sur la durée. Alors qui sait, peut-être reverra-t-on un jour ces jeunes pour d’autres coulisses, à l’ombre des podiums cette fois. On repense aux créations lardées de piques du convaincu Houcine. En quittant la bâtisse, on l’aura vu au loin, appliqué et consciencieux, faire sécher un t-shirt. Pour ça, il prenait tout son temps.
Photographer
Pete Casta/Hypebeast France