De L'Habit Du Banlieusard À ''Oasis À Thunes'', Une Évolution Du Jogging Expliquée Par Le Précurseur De Sa Relance : Bleu de Paname

Le Jogging est partout ? Entretien avec l’homme qui se cache derrière sa relance. L’homme derrière Bleu de Paname, Thomas Giorgetti.

Pénétrer dans l’atelier de Bleu de Paname, situé au cœur du 11e arrondissement de Paris, c’est comme s’offrir un voyage dans le temps. Les objets rétro tutoient les machines à coudre et fringues éparses, des murs émaillés rappellent encore le passif industriel du site. Thomas Giorgetti, co-fondateur de la marque, accueille avec le sourire. ”Merci d’avoir pensé à nous”. De rien. Vraiment. Il fallait rendre à César ce qui est à César. Si vous voyez des joggings – ou plutôt des jogpants, comme on les appelle sympathiquement aujourd’hui – absolument partout, BDP n’y est pas étranger. En introduisant leur modèle ”Loisir” en 2012, une version plus habillée, Thomas et son acolyte Christophe Lépine ont lancé la démarche d’ennoblissement de la pièce, étape précédant la tendance que l’on connaît actuellement. Autant dire qu’ils sont les interlocuteurs idéaux pour parler du jogging. Sans compter que sous le vernis workwear qui fait l’essence de leur marque, les deux fondateurs de BDP viennent bel et bien de la culture urbaine.

Hypebeast France : Quand on pense Bleu de Paname, on pense workwear d’inspiration rétro. Pour autant, votre background à tous les deux, c’est la culture urbaine, n’est-ce pas ?

Thomas Giorgetti : Exactement. On vient du streetwear, moi un petit peu plus, tant de par ma culture que par mes expériences professionnelles. J’ai travaillé pour des médias, des magazines qui gravitaient autour de cette street culture. Et pour des marques de sport, des équipementiers sportifs, des firmes allemandes, américaines, japonaises… J’ai fait ça de 2003 à 2009, une période où le streetwear était déjà à bonne vitesse de croisière, où tu avais l’impression d’une fin de cycle, alors qu’au contraire, c’était le démarrage d’un nouveau, bien plus grand. La génération qui est arrivée était encore plus férue de street, mais elle a grandi sans vraiment connaître ces codes-là, donc il y a eu un gros travail de recherche. Instagram ou Tumblr sont venus nourrir tous ces appétits voraces de culture urbaine. Tout le monde a commencé à vouloir comprendre, ce qui a donné ce qu’on vit maintenant, la frénésie du streetwear dans le luxe, la frénésie des sneakers. Nous on a ce background, on a cette culture street, moi je viens du graff, du graphisme et des sneakers. De là on a lancé Bleu de Paname en 2008, avec une première collection en 2009.

On vous sait précurseurs sur les tendances rétro et fabrication locale, tendances aujourd’hui à leur top. Mais il y a bien autre chose où vous êtes précurseurs, c’est dans la relance du jogging. Comment vous est venue cette idée de retravailler cette pièce ? Est-ce que ça ne viendrait justement pas de votre passif, de l’idée même de revisiter une pièce que vous portiez beaucoup ?

Confidence, et elle est 100% vraie, tu pourras demander à tous les gens qui m’ont connu dans les années 90-2000, je n’ai JAMAIS porté de jogging. Les seuls survêts que j’ai eu, c’était des Jordan, en 91 ou 94, grand maximum. Jamais de total look non plus. C’est un truc que j’appréciais, mais étant déjà de banlieue, et étant déjà pas mal caméléon, à bouger dans différents domaines de la musique aux sneakers, je ne voulais pas avoir l’étiquette banlieusard-de banlieue-habillé en banlieusard. J’en avais certainement les traits, avec le petit bouc, les cheveux rasés et les polos Lacoste, j’étais quand même dans la veine, mais pour moi le survêt c’était le pas de trop, où tu étais tout de suite catalogué. Voulant élever le débat des banlieusards, en disant ”on vaut mieux que ça, la banlieue est très riche en créativité, en relations humaines’‘, je voulais amener autre chose. Christophe non plus n’a jamais été très survêt. On se connaît depuis la maternelle, on a vraiment évolué ensemble, et lui comme moi on n’a pas été dedans. Nos potes oui par contre : total look Lacoste, le jaune, le vert, le blanc… des Nike, les Challenger de chez adidas. Moi j’étais plus tourné sur les looks de ricains, plus calqué sur ce qui se passait sur New-York, où ils avaient laissé les survêts à la fin des années 80, début 90. L’époque où en gros, la veine aux Etats-Unis, du moins dans le hip hop et le street, était au maximum.

“À l’époque le survêt c’était le pas de trop, où tu étais tout de suite catalogué banlieusard-de banlieue-habillé en banlieusard.”

Photo Thomas Giorgetti Bleu de Paname


Tu sous-entends que le jogging a connu des évolutions différentes selon les zones géographiques et les décennies ?

En France, on peut faire ça par période : années 80 c’est toute l’épopée Fila. Les Italiens, en gros. Pour moi ils tiennent le pavé avec le tennis, les survêts, il y avait un peu d’Angleterre avec Fred Perry mais c’était plus intime. Ellesse, Tacchini, Fila sont très importants à ce moment-là, même dans le rap. Puis viennent les années 90, où adidas prend plus le pas. Et la fin des années 90 et début des années 2000, où c’est Lacoste. Voilà pour notre marché national. Du reste c’est la contrefaçon qui a amené le survêt avec Dapper Dan aux Etats-Unis, justement inspirée de modèles classiques des Ellesse, Fila. En gros le mec intégrait les cuirs Vuitton et Gucci sur des survêts avec tes initiales. C’était une vraie trend, qui prenait d’Harlem, et qui a nourri toute l’iconographie hip hop new-yorkaise et ricaine entre 88 et 92. C’est ancré, ça aura influencé des gars comme Jay-Z, et donnera 10 ans plus tard à Prada l’idée de faire une veine sport pour rafraîchir son audience. Tu te visualises ce sweat, avec un imprimé carré, où il est écrit Gucci de chaque côté ? Eh bien dis-toi qu’à la base, c’est une contrefaçon. Quand ça sort, fin des années 80 début 90, le modèle n’existait pas chez Gucci. Ils ont fait un pied de nez 25 ans après, sans doute après avoir revu toutes les photos des mecs qui prenaient les poses dans leurs quartiers, ce qui a nourri les P Diddy, les Jay Z, tout ça. Les gars de Gucci y ont vu de la coolness et ont décidé de le produire. Ce n’est pas un hasard si Gucci, au moment où je te parle, est allé voir Dapper Dan, un mec avec qui ils auraient été en procès à l’époque pour exploitation voire contrefaçon de ses motifs, pour l’ouverture de sa boutique à NY. Ils lui ont fait refaire toute une ligne qui est inspirée des contrefaçons de 25 ans plus tôt.

On parle d’années 80 et 90, mais est-ce qu’il y avait autre chose avant ça ? De quand date le jogging, finalement ?

Le fleece, le Champion par exemple, il y en avait avant la deuxième guerre mondiale. 1936 c’est le front populaire, donc les congés payés. C’est là où les Français commencent à découvrir les loisirs, le camping, et le sport en plein air. Donc forcément les marques de sport se montent. Tout ça va exploser. Après vient la guerre, donc ça a mis un frein, mais ça reviendra fort après, notamment sur les trentes glorieuses : baby boom, croissance, vacances, sports d’hiver… Ça a suivi la notion de confort à travers les âges. Il y a un parallèle à faire, ou comment le leisure pant est arrivé en même temps que l’Histoire, entre le sport et le côté décontract’ hors boulot. Parce qu’avant ça, on était tout le temps endimanchés. Pour ce qui est du jogging, il était à la base en molleton, le nylon arrivera dans les années 70 avec l’avènement des joggers. J’ai un modèle sous le coude ici (il se dirige vers une porte à proximité, qui ouvre sur une petite pièce dont le contenu ferait rougir d’envie tout sneakerhead ou féru de vintage. Il sort d’un carton un ensemble jaune au liseré vert, ndlr). Regarde : un Pony 100% acrylique. Il y a un côté un peu fuseau, c’était vraiment pour faire du sport. Et si tu regardes, on trouve pas mal de petits détails qui peuvent être mode maintenant. Genre les liserés, la coupe. Tu vires les élastiques, il aura une coupe cigarette, un mec rentre dedans il pourra croire à un Gucci.

Quand on pense jogging, chez nous en France en tout cas, on pense directement à Lacoste. Et quelque part, à la banlieue…

Je pense directement à cette pochette d’Ärsenik, où les gars ont une casquette Lacoste piqué blanche, le haut Lacoste blanc avec juste les crocos qui ressortent en vert, et une paire de Reebok aux pieds. Un look très sarcellois dans l’esprit, mais avec une vraie référence stylistique, qui pour moi a bien voyagé. Mais Lacoste a toujours repoussé cette audience, à ce moment-là. Parce que pour Lacoste, c’était pas la cible voulue. C’était très bourgeois, Lacoste. Très conservateur, qui s’adressait à des gens qui font du golf, du tennis, des rallyes. Plutôt rive gauche que rive droite. Plutôt Beaumarchais que Châtelet. C’est horrible à dire, mais c’était une audience très blanche, et de voir la banlieue arriver et de se voir devenir un étendard pour les banlieusards, la marque a eu du mal à l’accepter. Ce qu’elle a accepté je pense, c’est de voir les chiffres. C’est comme la marque Helly Hansen : quand les membres du Wu-Tang la portent ou que NTM fait un total look en 98, les ventes ont tout de suite monté en flèche. Donc c’est horrible parce que tous ces gens-là ont créé des styles qu’on consomme maintenant, sans avoir eu la reconnaissance des marques à ce moment-là parce que pour elles, ils n’étaient que des voleurs, des dealers, des mecs qui écrivaient sur les murs. La rue. Pour elles, ce n’était pas fréquentable. Mais la vie a fait que la contre-culture s’est installée comme une culture, et maintenant les marques se tournent vers cette période-là en disant ”vous avez vu, nous à cette époque on vendait des survêts aux rappeurs”. Une forme d’hypocrisie.

“Certains acheteurs qui se veulent les plus avancés dans la tendance nous disaient : ‘moi vivant, ce jogging ne passera jamais dans mes rayons’.”

Photo Thomas Giorgetti Bleu de Paname


Et quand vous décidez de lancer votre jogging en 2012, il doit encore s’agir d’une pièce très connotée, non ? C’était quoi l’état d’esprit vis-à-vis de la pièce, à ce moment-là ?

Au moment où on réfléchit à ça, on est en plein dans l’ère héritage. Il faut avoir une barbe, porter un cardigan, des boots, appareil photo à pellicule en bandoulière, jean brut retroussé, les accessoires en cuir… on est dans l’épicentre du hipster. On était sur les marques Nigel Cabourn, Filson, et Bleu de Paname s’intègre parfaitement dans cette veine-là, puisqu’on est workwear, et que les mecs qui sont dans un look héritage puisent dans le militaire et le vêtement de travail. Quand on est dans cette veine-là, on parle de boots, pas de sneakers. Donc quand on commence à dire qu’on va travailler sur des pantalons qui se resserrent en bas, les mecs font “ok, mais resserré comment ?”, “Avec un bord-côte”. Et là ils répondent : “tu veux dire un jogging ?”, “heu… ouais”, “ah ouais mais non”. Je dirais pas le nom des acheteurs, mais il y en a pas mal, dont certains qui se veulent les plus avancés dans la tendance, ou du moins qui se disent plus matures ou intelligents dans l’offre, qui ont sorti la croix rouge en disant : “moi vivant, ce jogging ne passera jamais dans mes rayons”.

Avec cet esprit Karl Lagerfeld, qui disait que porter le jogging était un signe de défaite…

Voilà, un peu dans ce réflexe-là. Les mecs sont venus en showroom, on leur a présentés, ils étaient toujours hyper sceptiques. On a dû leur dire “les gars ce serait quand même bien d’essayer au moins, si ça va pas on en reparle en fin de saison, et si vous les avez pas vendus, vous aurez eu raison, on aura eu tort, et promis on ne reparlera plus jamais de bord-côte qui pourrait s’apparenter à un jogging”, genre c’est bon, on aurait compris la leçon. Mais on avait déjà une éthique au niveau des pantalons qui était assez racée donc les mecs ça les grattait. On était en pleine ascension, c’étaient nos premières années, ils se sont finalement dits : “s’ils le sentent, c’est qu’il y a peut-être un truc”.

Vous sentiez donc venir ce boom streetwear et ce retour du jogging ?

Ça va peut-être être chauvin de ma part, mais oui, je m’attendais à du positif. Je le sentais. Il y avait des signes qui le montraient aussi, des prémisses que les cycles allaient se réamorcer là-dessus. Il y avait le retour du running par exemple, c’était l’apogée de la Air Max 1, juste avant Flyknit. À ce moment-là, tu as New Balance qui repointe le bout de son nez, les YEEZY, Jordan. Et le jogging, c’est le meilleur pantalon pour mettre la sneaker en avant. À un moment donné, entre le sport et le streetwear, je ne voyais pas ce qui pouvait arriver d’autre. Maintenant, je ne sais pas ce qui va se passer derrière. Là, tout s’est déjà passé. Ça va être la grande surprise. Mais en 2012, je savais que ce produit allait être juste, et qu’il fallait le sortir à ce moment-là. Se positionner.

Vous lancez donc votre premier jogging en 2012. Vous aviez connaissance d’autres marques sur ce créneau du jogging habillé à ce moment-là ?

Sincèrement ? Non. Parce que si on avait trouvé un produit, même militaire d’époque, une base, je t’aurais dit qu’on avait une inspiration déjà existante, sur laquelle on aurait retravaillé le fit – c’est le cas d’autres modèles. Non, c’est vraiment la combinaison de trois pièces de chez nous : le ”Civil”, le ”Peintre” et le ”Fatigue”. Le but ayant été de trouver un intermédiaire de coupe entre ces trois modèles. On voulait faire un produit qui était le nôtre. À la manière de notre veste ”Double Comptoir”, exactement le même travail. Dans ce cas-là, on a pris la “Veste de Travail”, qu’on a pimpée. On l’a winterisée, on l’a fait en version hiver, en la démultipliant comme avec le col sherpa. Ces deux produits-là ont donc fait l’objet d’un brief similaire : on a pris des produits existants de la gamme, et on y a mis des envies. Pour le “Loisir”, c’était de mettre un bord-côte sur un pantalon.

“Notre idée c’était un jogging contemporain, avec lequel tu pourrais aller travailler, sans être jugé sport.”

Photo Thomas Giorgetti Bleu de Paname


L’idée était d’ennoblir la pièce. En quoi avez-vous apporté cette dimension mode sur le “Loisir” ?

L’idée, c’était de faire un jogging contemporain, avec lequel tu pourrais aller travailler sans être jugé sport. La frontière était très limite. Après, tu auras toujours des mecs pour te dire que le look est trop sport, mais le fait d’utiliser des gabardines ou des velours, déjà tu limites la critique. C’est la matière, le point de départ. Du moment que tu n’es plus sur du molleton, du nylon ou du polyester, et que tu n’as pas le côté print ou logotypé du produit, tu n’es plus sur la même ligne que l’équipementier sportif. Là-dessus, on est parti en premier lieu sur du velours. Ça faisait un an qu’on le retravaillait. À l’époque, personne ne voulait en entendre parler non plus : c’était pour le prof d’école, le pantalon de papi qui sent la naftaline… ça marchait chez les marques d’anciens, les marques de chasse, mais c’était encore très niche. De vieux, et de niche. Pas sexy pour un sous. Des magasins comme Starcow y ont cru, et nous ont donné raison. On est allé loin, par la suite : denim, drill, point de riz indigo et bleached, différents draps de laine, gabardine… Il y a presqu’autant de matières que de couleurs sur le “Loisir”. Tu vois qu’on l’a vraiment fait évoluer. Et puis il y a les détails, des boutons en bois, en corne. Le montage aussi : c’est du BDP, monté avec du gros fil, pour apporter ce côté caractère, qui fait la différence avec beaucoup de marques qui sont un peu ”plates” sur cet aspect-là. C’est ce qui fait notre richesse. Et enfin, le fait que ce soit made in France à ce moment-là de l’histoire, c’est un challenge. C’est hyper compliqué – d’ailleurs pour tout te dire, on n’est plus à 100% made in France mais 80. Le “Loisir”, on l’a travaillé dans tous les sens. Jusqu’en 2015, moment où on l’a laissé dormir.

Pourquoi, justement, l’avoir laissé de côté alors qu’il était au top de son ascension ?

On ne voulait pas s’enfermer. En 2015 on était monté en gamme sur le “Loisir”, avec des laines de dingue. On a changé un peu la silhouette, avec poches rabats à l’arrière, plus prononcées comme sur le “Peintre”, et donc cette composition en laine. C’était le final cut. Parce qu’en même temps, le côté mauvaise trend sarouel et survêt de sport très resserré sur le mollet commence à prendre le pas, et on ne veut pas être associé à ça. On était là largement avant que ce truc prenne le pas, et on voulait prendre une distance. Pas parce qu’on critique, qu’on est chauvins ou qu’on se sent supérieurs, c’est juste qu’on n’a pas envie de se battre sur des secteurs où on savait d’avance que ce ne serait pas loyal. Et puis, les gens attendaient aussi de BDP qu’on ouvre des portes sur des matières ou des silhouettes, donc on a pris la décision de ne pas rester sur des acquis comme le “Loisir”, qui d’ailleurs était un peu partouzé par beaucoup de marques… On a pris la décision de se restreindre. Sans vraiment l’abandonner pour autant (BDP propose encore à l’occasion quelques modèles d’archives dans sa boutique Rue Saint-Honoré, ndlr). Il y a de nouvelles pièces qui le rappellent aussi. On a l’avenir du “Loisir” ici, qui est le nouveau “Kung Fu”, en velours. Même recette que le “Loisir”, décliné sur une nouvelle silhouette.

Il y a en effet des silhouettes qu’on voit là, de la future collection BDP, qui rappellent le “Loisir”. Mais il n’y a plus de bord-côte ?

Là j’ai un nouveau modèle de jogging où j’ai voulu qu’on ait un revers court, et surtout pas de bord-côte. La nouvelle trend, c’est qu’il ne se resserre pas en bas, il a ce tombé un peu rétro, droit, qui rappelle un peu les années 70-80, où le survêt avait tendance à être droit et avait limite un pli devant. En mode warm-up, là où tu as les pressions. Là on n’est pas dedans, mais c’est droit. Et le prochain, je vais le pincer tu vois.

Cette démarche d’ennoblissement du jogging semble constituer les prémisses de son explosion. La première étape, celle qui l’a réintroduit dans les vestiaires, avant que la vague streetwear ne déferle. D’ailleurs, il semblerait que c’est de là qu’on ne l’a plus appelé jogging, mais plutôt jogpant. Ou jogger, sweatpant… Ces termes sont récents non ?

Tout à fait. C’était une manière d’exorciser le mot, une façon de contourner et ne plus dire jogging ou survêtement quoi. Là, c’est le marketing qui intervient.

Et qui intervient dans cette même démarche d’ennoblissement…

Oui parfaitement, regarde, nous on l’a appelé le “Loisir”. Donc côté loisir, orienté sur le divertissement, le weekend, les courses, la famille. C’est un pantalon loisir mais actif. Ça s’est transformé en une pièce de tous les jours.

“On est arrivé en haut de la colline et on la redescend. J’ai l’impression que le mauvais goût est devenu le bon goût.”

En effet, aujourd’hui, on en voit partout. Tu disais t’y attendre. Mais là, on semble quand même avoir changé de cap. On a l’impression qu’après lui avoir enlevé sa connotation, l’avoir élevé, la tendance très nineties veut qu’on revienne aujourd’hui en arrière, sur des modèles très synthétiques et… connotés.

C’est ça. Et c’est là où moi je buggue. Je me suis toujours battu pour élever le débat sur des contre-cultures. Don Quichotte contre les moulins à vent, ça va être dur, mais pas grave. Je vais peut-être m’égosiller, mais je crois en la richesse des banlieues, je crois en la richesse de la mode appropriée par la rue, c’est ce qui fait la mode de demain, j’en suis convaincu et j’ai grandi avec ça. C’est un esprit très hip hop, mais en tout cas je me suis toujours dit qu’il fallait se battre et imposer le truc. Tu te rends compte que le résultat a été satisfaisant, tu pouvais te dire ”bon ben c’est bon maintenant, y’aura plus de jugements”, sauf que là, on est arrivé en haut de la colline et on la redescend. Si c‘était juste des jeunes marques qui s’en occupaient et seraient sur ce créneau, yes, le seul problème c’est que ça déteint aussi sur des gens qui avaient soi-disant un savoir-faire, je pense à la haute couture ou aux marques de luxe, et du coup on peut se dire qu’on régresse.

Comment l’expliquer ?

Je pense qu’en fait, on est arrivé à un stade où le mauvais goût est devenu le bon goût. Et c’est assez triste, parce que dans tout ça il y a des trucs divertissants et cool, on parlait de Gucci qui rééditait des contrefaçons pour se les approprier, on est dedans. Mais quand tu vois des Balenciaga ou d’autres marques, qui n’ont jamais eu aucun historique avec le sport, zéro… Prada l’a fait, alors ça paraît légitime. Ils étaient précurseurs, ils avaient compris qu’il y avait une trend consommateurs, des gens qui seraient tournés vers les belles choses mais voudraient garder un style un peu jeune, un peu frais, moderne. Et je rajouterais que Prada Sport était arrivé avec des tissus très techniques. Là, quand je te dis qu’on redescend la colline, c’est qu’en plus de ça les matériaux utilisés par les marques de luxe sont ultra-cheap. Ils doivent être à des marges x10 x15, je ne sais pas, mais c’est abusé. Revendiquer le bon goût, le savoir-faire de la couture, par des trucs qui viennent essentiellement de la rue, sur des matières cheap… Autant aller chercher un Lacoste directement, tu auras un meilleur piqué, une meilleure fabrication. Et puis Lacoste sait faire des vêtements sport. Je ne vais pas dire que Balenciaga ne sait pas en faire, mais c’est pas ce que tu attends d’une marque comme ça.

Va-t-on sortir de cette dynamique ?

Le truc c’est que le jogging est un oasis à thunes. Ça se vend facilement. C’est moins compliqué, vu que c’est des matières souples, synthétiques, tu as plus de consommateurs sur une même taille par exemple. Y’a un raz-de-marée sportswear-streetwear qui est en train de se passer, qui est bien, mais je pense que Supreme x Vuitton en a été le sommet comme il a amorcé la descente. On en reparlera dans deux-trois ans, mais le problème c’est que ça a donné raison à toutes les marques de s’engager dans le streetwear, en leur faisant dire “putain, c’est ça”. Ils vont tous chercher des marques à gauche à droite pour pouvoir s’associer, mais vont descendre le discours, et en descendant le discours l’offre va être de plus en plus pauvre. Ça ne va peut-être pas affecter ces marques de luxe qui ont les reins solides et sont détenues par de grands groupes, mais par contre les distributeurs qui sont en bas, eux qui étaient sur de l’héritage, à t’éduquer en te disant “tiens tu vois c’est de l’indigo naturel, ça c’est inspiration années 40” tout ça, tout ce storytelling par rapport au vêtement et la coolness, les mecs aujourd’hui ils sont en train de paniquer, parce que ça fonctionne moins. Ce qu’ils font, c’est qu’en voyant que le sportswear marche, ils foncent là-dessus. En ce moment, la sneaker marche plus que le textile dans les magasins d’indépendants. Si tu n’as pas de sneakers en ce moment, en tant qu’indé, c’est compliqué. Parce que c’est la sneaker et la release qui font les gros coups de cash. Quand tu as 200 paires de YEEZY à 200-300 balles, tu finis ton samedi, ça fait du bien. Tu revis. Tu payes tes fournisseurs, tu payes tes charges. Le souci c’est qu’ils se sont tellement enfermés dans le sport qu’ils sont en train de se faire ”maquer” par les marques de sport.

Maquer ? Comment ça ?

Tu sais les marques imposent, du genre “tu veux la dernière Jordan ? Ok, mais avec tu prends ma ligne de survêtements footeux”. Le problème, c’est qu’à force d’aller vers la banlieue, t’atterris dans les trucs de footeux quoi. Et une fois que tu es arrivé à ce stade-là, ok il y a du consommateur-né, mais en termes de tendance, ça va être dur de remonter la pente, imposer un savoir-faire, un truc tout simple, bien fait qui coûte cher, sans strass et paillettes. Et je pense qu’à force de descendre trop bas, une fois que tu auras vendu des survêtements, tu auras beaucoup de mal à aller revendre des chemises parce que tes consommateurs seront nivelés vers le bas, de même que leur pouvoir d’achat. Parce qu’un survêt, c’est pas cher, en soi. Tu peux te faire un ensemble à 150-200€. Mais si tu dois te refaire un look, tu ne seras pas sur du 200. Le pantalon va être minimum à 120, la chemise 100, plus l’accessoire et tout le reste, tu es déjà sur des paniers à plus de 300. Alors que tu auras habitué ton consommateur à des tees à 30 balles, des sweats à 60, sur des fabrications cheap. Il ne comprendra plus.

On est dans la déséducation ?

Un peu, ouais. Je pense qu’au final on est reparti là où on était en 2007-2008. À l’époque c’était les all-over print, beaucoup de jerseys, de fleece, de prints énormes. Aujourd’hui on n’est pas dans le all-over, mais dans le logo. Très ostentatoire. Sur des matières qui ne sont pas nobles. C’est aussi un pied de nez. Un peu irrévérent, genre fuck la mode. Ce côté YOLO aussi, du genre “t’as vu ça vaut 500 balles et en plus, c’est de la merde”. C’est la chunky quoi. “C’est moche mais c’est pas grave, j’t'emmerde, et en plus, tu vas kiffer”. De l’irrévérence.

“Un jogging, tu ne peux pas aller te marier avec. Je pense qu’arrivé à un certain moment, il va se rétrograder à nouveau.”

Photo Thomas Giorgetti Bleu de Paname


Pour le jogging, à le reconnoter “années 90 synthétique”, ne risquerait-il pas de disparaître à nouveau de la majorité des vestiaires ?

Y’a deux positionnements du côté des distributeurs, ceux qui vont aller à fond dedans, et ceux qui en voient la fin, et se disent que s’ils s’enferment dedans ça va causer leur fin, parce qu’à un moment donné peut-être que les mecs ne voudront plus mettre de joggings. Pour les consommateurs, c’est simple, une fois que tu en as deux-trois dans ton vestiaire… Le taux de renouvellement va s’essouffler. Si tu les portes uniquement pour le côté mode, au bout d’un moment même toi ça va te saouler d’être en jogging. C’est une réalité. Le jean est un bon compromis, tu peux le mettre en toute circonstance, ça reste un pantalon. Un jogging, tu ne peux pas aller te marier avec. Je pense qu’arrivé à un certain moment, il va se rétrograder à nouveau. Pas disparaître, hein. Après tout, toutes les tendances se mélangent, aujourd’hui.

Tu parles de mélanges de genres, des styles opposés qui peuvent aujourd’hui s’associer…

Exact. Jusqu’en 2013-2014, les tendances sont presque mono-directionnelles, une tendance est toujours leader, et draine les autres. Là aujourd’hui, tout est mélangé : tu peux être nineties, tu peux être high fashion, tu peux être Off-White… tu as différents styles, minimal, workwear, et tout ça est tendance. Je te fais un parallèle avec la musique : il y a peut-être un son de Christophe Maé que tu vas kiffer, alors que tu n’aimes pas Christophe Maé, mais ce son te plaît, et tu vas le mettre dans ta playlist. Maintenant dans tes supports tu as de tout. Même si ton cœur penche plus sur le rap ou la musique électronique, tu n’es pas fermé à écouter autre chose, parce que tout est accessible, à portée de main. Les tendances sont consommées pareil sur Instagram : un truc arrive sur ton feed, tu te dis “putain c’est chanmé”, et deux secondes après un autre truc tombe, ça n’a rien à voir mais tu te dis “putain, c’est chanmé”. Un perfecto, un jogging. Tu te dis qu’il y a peut-être une association à faire, alors qu’on n’y aurait jamais pensé 10-15 ans avant, parce qu’on se serait dit que t’étais complètement cramé. Tiens, prends les rappeurs 6IX9INE et Nas au même âge : à 18-20 ans tous les deux… Aujourd’hui tu as des mecs avec des cheveux arc-en-ciel, tatoués sur le visage, ils sont torse nus, mettent des slims, ils ont des tatouages ambigus… Que ce soit dans leur façon de s’habiller jusqu’à leur sexualité, tu n’arrives pas à savoir réellement le fond du truc. Encore une fois génération YOLO, avec ce côté très codéiné, “on n’en a rien à foutre on brûle tout, si j’ai envie d’avoir les cheveux longs rose alors que je vais raconter une grosse saloperie de trap où j’ai buté un mec dans mon quartier, bah je vais le faire”. C’est le néo-fuck you. En même temps, c’est crazy. Les choses ont tellement évolué que tout est dispatché. Y’a eu un all-in, un tapis.

Qu’est-ce que tu espères, toi personnellement, de la suite pour le jogpant et la mode en général ?

J’espère que l’après va réamorcer un cycle vers le haut. Que cet engrenage va aller chercher un autre cycle qui mélangera tout cet univers, et que ça repartira vers le haut. Je n’ai pas envie que le mauvais goût s’installe définitivement comme une tendance à part entière. C’est bien de s’éduquer par le vêtement. De véhiculer des codes, peu importe ceux que tu véhicules, même un mec de quartier peut véhiculer des codes de quartier, mais il peut l’amener… bien. Avec de bons repères. Si c’est pour que tous les bourgeois se mettent en survêt et aient l’impression de s’encanailler par le vêtement, se donner une identité qu’ils n’ont pas et qu’ils n’ont jamais connue… Pfff, c’est fake. Après ça devient bidon. Un peu d’authenticité c’est bien, tu vois. Parce que les mecs qui portent des survêts maintenant sont les mêmes qui te critiquaient il y a 20 ans, qui te montraient du doigt et qui te prenaient pour de la merde parce que t’étais justement en jogging. 20 ans après ils découvrent la Air Max, la TN, le survêt et ils disent que c’est cool. C’est là où j’ai un peu de mal. Mais bon, c’est l’être humain, on a la mémoire courte. On veut retenir ce qu’on a envie de retenir. J’espère juste que ça se stabilisera, et que ce ne sera pas une perdition. Nous on a vraiment fait Bleu de Paname pour élever le débat, pour qu’on se dise que les mecs en survêt étaient des mecs bien, qui n’avaient pas que le survêt dans la tête. Quand je vois qu’on passe d’une pièce ennoblie à du cheap, et que le haut du panier va vers ça, je trouve que c’est un retour en arrière. Ce n’est pas une évolution.

Bleu de Paname
68 rue Saint-Honoré
75001 Paris

Photo Thomas Giorgetti Bleu de Paname

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Évidemment via un tweet.

Daniel Arsham Prévoit De Sortir Une Édition Limitée De Drapeaux
Art

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“Moon”.

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Mode

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Habillé du motif “Musical Chairs”.

Damso Tease Son Album Avec Le Documentaire "Au cœur de Lithopédion"
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Ses proches témoignent.