redveil, sans filtre
Face à Hypebeast mais les pieds fermement ancrés dans ses racines, l’artiste dévoile sa méthode créative en flux de conscience derrière « sankofa », son projet le plus sincère, introspectif et éclectique sur le plan sonore à ce jour.
redveil est assis en face de moi dans une salle de réunion à Chinatown, à New York, mais son âme est ailleurs.
Elle est en réalité éparpillée dans une multitude d’endroits ; c’est le fil conducteur du nouvel album studio du rappeur originaire du Prince George’s County, sankofa, qui renvoie au concept de la tribu ghanéenne Akan de « aller chercher ce qui te revient ».
« La maison, c’est plein de choses différentes », confie‑t‑il, lui qui est d’ascendance caribéenne, Jamaïcain du côté de sa mère et originaire de St Kitts par son père. Né et élevé dans le Maryland, il vit désormais à Los Angeles, où il a enregistré l’intégralité de sankofa. « La maison, c’est un endroit apaisé physiquement et spirituellement. J’y ressens un lien avec mon héritage, mais la maison, c’est aussi le DMV. C’est aussi les lieux où j’allais en grandissant, la musique que j’aimais enfant, les skateparks dans le Maryland, et être sur scène. Ça, c’est la maison. C’est là où je suis censé être. Et ça peut être n’importe où. »
Cet album de 12 titres est entièrement produit et arrangé par le rappeur de 21 ans, doté d’une conscience de lui‑même et d’une maîtrise sonore bien au‑delà de son âge. Mais c’est un projet que redveil a le sentiment de devoir faire depuis ses 12 ans : une écriture cathartique, en flux de conscience, qui définit ce corpus éclectique ancré dans son héritage et son histoire.
« Tu ne peux toucher les gens qu’en étant toi‑même. Tout le reste change en quelques secondes… La seule façon de te raccrocher à quelque chose de stable, c’est de t’ancrer dans qui tu es vraiment, au‑delà de tout ça. »
Dans le même esprit, il cherche à créer quelque chose de stable. Un héritage qui dure et qui s’inscrit dans le temps. « Je n’écris pas juste des morceaux. J’essaie de sculpter un son, et j’essaie de sculpter un monde. »
Il nous ouvre les portes de ce monde dans la conversation qui suit.
Elaina : Pour commencer, tu peux te présenter ?
redveil : Je suis redveil. Je suis rappeur et producteur, originaire du Prince George’s County, dans le Maryland, et j’ai 21 ans.
Elaina : En grandissant dans le PG County, à quoi ressemblait ton rapport à la musique quand tu étais enfant ?
redveil : Mon premier rapport à la musique était plutôt éclectique. J’ai grandi dans une famille religieuse, et ma mère ne passait que du gospel. Ça a posé les bases de beaucoup de sonorités et de textures vers lesquelles je suis attiré musicalement. Mon père écoutait du hip‑hop old school, du funk, ce genre de trucs. Mes parents ont vraiment façonné mes goûts, et puis je me suis mis à la musique par moi‑même vers 11 ans. Ça a commencé avec Tyler, the Creator, et à partir de là j’ai compris que le jazz, en fait, c’était vraiment mon truc.
Elaina : L’influence du jazz est très forte sur cet album. Pourquoi tu voulais mettre en avant cette facette de ton art maintenant ?
redveil : C’est un album que je voulais faire depuis que j’ai 12 ans.
Elaina : Et tu as fait ta première prod à 11 ans, c’est ça ?
redveil : Ma première prod, c’était à 11 ans. Avec le temps, j’ai compris à quel point mon art restait limité par mes ressources, et comment je pouvais vraiment donner vie à mes ambitions. Récemment, avec ce projet, je suis arrivé à un moment où j’ai eu la chance de pouvoir élargir mon son ; parfois, tu as besoin de moyens et d’aide pour ça. Avec cet album, j’ai vraiment pu ouvrir le champ. Là, c’est une vraie expansion.
Elaina : À tes débuts, tu balançais souvent des sons sur SoundCloud. En quoi ces années de mixtapes t’ont préparé à là où tu en es aujourd’hui ?
redveil : Bonne question. Ces années‑là m’ont appris à créer un vrai projet, et à me consacrer à un moment précis de ma vie, à ce dans quoi j’étais profondément investi, pour lui rendre justice. Ces débuts m’ont offert beaucoup de pratique dans le world‑building sans enjeu, et je pense que c’est crucial pour tout musicien, mais encore plus pour quelqu’un comme moi, parce que c’est vraiment ce qui m’obsède et là où je m’épanouis. En grandissant, j’ai compris comment je voulais construire mon univers et où je voulais me situer, soniquement, et tout a commencé à se mettre en place.
Elaina : Comment tu décrirais ta musique aujourd’hui ?
redveil : Je ne peux pas la faire rentrer dans une case. On va dire hip‑hop, mais alternatif, quoi que ça veuille dire. C’est un énorme parapluie. Mais aujourd’hui, je dirais que c’est d’abord du jazz.
« Certains de ces morceaux sont sortis de nulle part quand ils ont commencé, et c’est la meilleure façon d’écrire un titre… Écrire ces chansons, ça sonnait juste, ça allait de soi. »
Elaina : Tu as fait l’essentiel de cet album en solo – pourquoi ce choix ?
redveil : Beaucoup de morceaux sur cet album étaient des titres pour lesquels je sentais que je devais être seul. J’avais besoin de dire moi‑même ce que je dis sur ce disque.
Elaina : J’ai l’impression que ça se ressent vraiment sur des titres comme « pray 4 me » et « or so i ».
redveil : Ces deux morceaux‑là étaient vraiment fluides, dans le sens où, quand il a fallu m’asseoir pour écrire les couplets, ils ont juste débordé de moi, sans que je m’y attende. Ils sont un peu sortis de nulle part au moment où ils ont pris forme, et souvent c’est la meilleure façon d’écrire un morceau, parce que ça naît d’un élan inspiré, tu n’as même pas besoin d’y réfléchir. Écrire ces chansons, ça paraissait évident.
Elaina : « history » fait aussi partie de mes préférées.
redveil : C’est clairement l’un de mes morceaux préférés de l’album aussi.
Elaina : Pourquoi ?
redveil : Il est tellement lumineux et tellement riche en strates sonores. À chaque étape du processus, c’était grisant. Je suis d’ascendance caribéenne, Jamaïcain du côté de ma mère, et de St Kitts par mon père, et le couplet de ce morceau a été inspiré par la première fois où je suis allé à St Kitts, et toutes les émotions que je ressentais en essayant de me reconnecter à mon héritage et à la terre, tout en partageant cet espace avec des gens qui n’avaient pas le même lien. Là‑bas, les habitants n’ont même pas accès à toutes leurs propres plages. Donc c’était un moment magnifique de pouvoir y aller, mais en même temps, je ressentais une vraie frustration. C’est cette dualité d’émotions que j’ai voulu mettre dans la chanson.
Elaina : Comment tu as construit la tracklist ?
redveil : Il y a eu énormément de choses que j’ai commencées, énormément de morceaux que j’ai lancés puis mis à la poubelle.
Elaina : Pourquoi ?
redveil : Je ne trouvais tout simplement pas l’inspiration nécessaire pour que certains titres paraissent complets. Je voulais aller au bout de l’idée, telle que je l’avais en tête. J’ai le droit de tenter plusieurs fois de traduire une même émotion. Je ne suis pas obligé de garder chaque version. Et c’est sain de reconnaître quand tu peux faire encore mieux. Beaucoup des chansons de cet album parlent de choses que j’ai déjà abordées auparavant, mais elles n’ont jamais été achevées ; cette fois, j’ai compris ce qui manquait. C’est pour ça que l’album est court : je voulais la meilleure version de chaque émotion que je cherchais à transmettre, et de chaque palette sonore que je voulais explorer.
Elaina : Ok, mon dernier favori : « buzzer beater / black christmas ».
redveil : J’ai dû mettre plus de moi‑même dans ce titre que ce que j’ai l’habitude de faire. J’avais un point précis à faire passer, et je voulais presque peindre le tableau de ce concert, et de tout ce que je ressentais pendant ce show, en repartant du début pour que tu aies chaque élément de contexte expliquant pourquoi je me sentais comme ça. C’est d’ailleurs le premier morceau que j’ai gardé parmi tous les brouillons de l’album. C’est celui où je me suis dit : « Ok, là j’ai vraiment quelque chose. Je dois le garder et voir comment je peux faire pousser le reste autour de ça. »
Elaina : Pour bien comprendre, tu étais à LA pendant la majeure partie de la création de l’album ?
redveil : Oui, je vivais à LA. J’ai fini le premier morceau, « brown sugar », quasiment en arrivant à LA, et tout le reste a suivi.
Elaina : Le fait de t’installer à LA a‑t‑il changé ton art ou ta façon de créer ?
redveil : Oui, je dirais que vivre à LA m’a inspiré. Voir tout le travail que demande le fait d’être un artiste qui réussit, ça m’a donné un vrai coup de boost pour être plus rigoureux en tant que musicien et m’assurer de couvrir tous les angles possibles avec une idée ou un morceau. Cette approche a rendu le projet à la fois plus ample et plus intime que le précédent.
Elaina : LA, c’est chez toi aujourd’hui ? Quel rapport tu entretiens avec cette idée de « maison » ?
redveil : C’est justement ce que j’essaie de comprendre. Et je veux que l’auditeur ait l’impression de chercher cette réponse avec moi. Pour moi, la maison, c’est plein de choses différentes. C’est un lieu apaisé physiquement et spirituellement. J’y ressens un lien d’héritage, mais la maison, c’est aussi le DMV. C’est aussi les lieux que je fréquentais en grandissant, la musique que j’aimais gamin, les skateparks dans le Maryland, et la scène. Ça, c’est la maison. C’est là où je suis censé être. Et ça peut être n’importe où.
Elaina : Pourquoi tu as aussi choisi de produire l’album dans son intégralité ?
redveil : J’ai toujours été comme ça, créativement. J’ai toujours été très précis sur ce que je voulais, à un niveau où il n’y a finalement que moi qui peux le réaliser exactement comme je l’imagine. Avec ma musique, je ne fais pas que composer des morceaux ; j’essaie de sculpter un son. Et j’essaie de sculpter un monde. Du coup, j’aime être impliqué dans chaque étape du processus, dès que je peux. Si je peux tout produire, je le fais, parce que je sais à quelle seconde, à quel millième de seconde je veux que chaque chose tombe. Je n’ai jamais produit pour moi parce que j’y étais forcé, au contraire, je n’y étais pas obligé. Je le fais parce que j’en ai besoin.
Elaina : Pourquoi tu dis ça ?
redveil : J’ai quelque chose de très précis à exprimer sur le plan sonore, donc c’est à moi que je fais le plus confiance pour le faire.
« Tu ne peux toucher les gens qu’en étant toi‑même. Tout le reste change en quelques secondes. La seule façon de t’ancrer dans quelque chose de stable, c’est de t’ancrer dans qui tu es vraiment, en dehors de tout ça. »
Elaina : Tu te considères comme perfectionniste ? Tu te perds dans les détails ?
redveil : Oui, c’est très facile de se perdre dans les micro‑détails. Ma vision évolue à chaque projet, à chaque période de ma vie, sur la façon de savoir quand quelque chose est terminé. Sur le dernier album, j’atteignais ce point de satisfaction beaucoup plus tôt dans le processus, et si tu remontes encore à chaque projet précédent, c’était de plus en plus tôt. Mais avec le temps, ce seuil arrive de plus en plus tard. Je reste plus longtemps avec les morceaux, je teste plus de choses, je fais plus de réécritures.
Elaina : Comment tu sais quand quelque chose est fini ?
redveil : Quand les changements que tu fais n’améliorent ni n’abîment plus rien. Ils rendent juste les choses différentes, pour être différentes.
Elaina : Comment tu jongles avec toutes les étapes du processus créatif – écrire, rapper, produire, arranger ? Tu fais tout en même temps ou tu segmentes ?
redveil : Parfois, c’est simultané. Je peux savoir comment je veux qu’un morceau sonne, et de quoi je veux qu’il parle, donc je passe de l’un à l’autre en même temps. En général, c’est quelques minutes sur ça, puis quelques minutes sur autre chose. Parfois, la dimension visuelle arrive aussi en parallèle. Mais les visuels viennent en général après coup. Pour cet album, ça a d’ailleurs pris du temps avant de vraiment figer l’univers visuel.
Elaina : Qu’est‑ce que ça fait de collaborer avec d’autres artistes qui sont eux aussi très intransigeants sur leur vision créative, et pourquoi avoir choisi ces featurings pour sankofa ?
redveil : Smino était la première et la seule personne que je voulais sur « brown sugar », simplement parce que, niveau textures et couleurs, je sentais qu’il pouvait apporter énormément. On a vraiment collaboré sur la partie du refrain où il intervient : j’ai écrit quelque chose pour lui, il l’a chanté, puis il a ajouté ses propres idées. C’était nouveau pour moi, donc c’était très fort qu’il me fasse confiance à ce point. Et pour Carolyn Malachi, c’était un peu pareil. J’avais besoin de sa voix. J’avais besoin de sa couleur sur le morceau, et de tout ce que ça représente. C’est une chanteuse de DC, et j’ai grandi en écoutant sa musique. Elle honore le jazz de manière très intentionnelle, donc je savais qu’elle pourrait atteindre les nuances très précises que je voulais sur ce titre.
Elaina : Qu’est‑ce que cet album raconte de l’endroit où tu en es aujourd’hui, à la fois musicalement et personnellement ?
redveil : Il dit que je suis là pour durer, mais aussi que je suis là pour continuer à évoluer. À chaque fois que tu me verras, je ne ferai pas la même chose que la fois d’avant. Ne t’y attends pas. J’essaie de poser un précédent, parce que c’est comme ça que je suis. Je cherche toujours une nouvelle façon de faire les choses.
Elaina : Qu’est‑ce que tu veux que les auditeurs retiennent ?
redveil : Je veux qu’ils sentent à quel point la musique compte pour moi, et à quel point chaque détail est réfléchi.
Elaina : Comment tu fais abstraction du bruit extérieur ?
redveil : Tu ne peux toucher les gens qu’en étant toi‑même. Tout le reste, comme l’algorithme, change en quelques secondes. Tu ne peux pas t’y raccrocher, parce que ce n’est pas stable. Pour moi, la seule façon de t’ancrer dans quelque chose de fixe, c’est de t’ancrer dans qui tu es vraiment, en dehors de tout ça.













