Le temps n’est-il qu’une suite de tic-tacs, ou bien le flux continu de la nature — le passage silencieux des saisons ? Si l’horlogerie tourne souvent son regard vers les grandes Maisons historiques de Suisse, des marques aux quatre coins du monde cultivent la même exigence de précision, de savoir-faire et de récits envoûtants. À plus de neuf mille kilomètres des vallées alpines, au Japon, Grand Seiko considère la mesure du temps comme bien plus qu’une simple donnée chiffrée. La maison a dompté à la fois la technique et le lyrisme, érigeant une véritable philosophie où la précision se mue en poésie.

Pour la maison, le temps dépasse largement la simple succession de secondes et de minutes ; il devient un concept philosophique, celui que l’on appelle « The Nature of Time ». Cette idée, profondément ancrée dans la culture japonaise, célèbre les métamorphoses infinies de la nature et la beauté de chaque instant fugace. Notre quête pour saisir la portée de ce concept intemporel a commencé par une invitation exclusive à plonger au cœur de l’univers de cette marque résolument japonaise.

Fondée en 1960, Grand Seiko a connu un tournant décisif en 2017 lorsqu’elle a été relancée comme entité indépendante de Seiko, ouvrant la voie à sa reconnaissance mondiale comme véritable maison de luxe. L’architecture de ce succès repose sur un héritage qui remonte à la création du Hattori Tokeiten par Kintaro Hattori en 1881. De la conception de la première montre-bracelet du Japon jusqu’à la résilience dont elle a fait preuve en reconstruisant ses sites après le Grand séisme du Kantō, l’évolution de l’entreprise retrace une histoire de défis surmontés, de jalons discrets et d’un esprit inébranlable forgé au fil des décennies.

Aujourd’hui, Grand Seiko demeure la seule marque japonaise à s’être assuré une place convoitée à Watches and Wonders. Akio Naito, président de Seiko Watch Corporation, explique que cette reconnaissance extérieure visait à dépasser l’idée, très ancrée en interne, que Grand Seiko ne pourrait pas parler aux consommateurs étrangers à son contexte culturel. Naito se souvient du pessimisme ambiant lorsqu’il a été muté aux États-Unis en 2016, où ses prédécesseurs et collaborateurs étaient convaincus que la marque ne pourrait pas s’imposer hors du Japon.

Ce scepticisme l’a poussé à chercher une validation à l’extérieur : « J’ai commencé à sortir de notre organisation, à rencontrer des dirigeants de marques suisses et européennes. Certains étaient de grands admirateurs de Grand Seiko et connaissaient parfaitement son histoire et son héritage », raconte-t-il. De là est née une nouvelle dynamique pour la marque : « Nous devons garder les yeux tournés vers ceux, à l’extérieur, qui sont informés, intéressés et passionnés par la construction de Grand Seiko. » De cette expérience, Naito tire une leçon clé : « Il faut simplement rester ouvert d’esprit » et « ne pas laisser sa propre organisation vous enfermer ». Il insiste sur l’importance de s’exposer : « Soyez tourné vers les autres, écoutez et échangez des points de vue. »

Cette philosophie, selon laquelle la véritable compréhension naît du regard porté au-delà de ses propres murs, donne le ton de notre propre exploration. Notre voyage, à la découverte des racines et de l’âme de Grand Seiko, ne commence pas dans une usine aseptisée, mais au Seiko House de Ginza, à Tokyo — le berceau originel de la marque. Ce lieu chargé d’histoire, qui abrite la tour horloge de la maison et plusieurs boutiques, accueille également le Grand Seiko Museum. Cet espace dédié a été pensé avec une sensibilité et un esprit résolument japonais, et propose notamment une installation centrale de cinq mètres de large où les modèles vintage sont disposés comme une forêt de bouleaux. Ce clin d’œil subtil relie, de manière presque architecturale, les premières pièces de la marque au paysage naturel qui entoure le studio de Shizukuishi, source d’inspiration de créations contemporaines devenues iconiques comme la célèbre « White Birch » et son cadran.

Notre pèlerinage s’est poursuivi jusqu’au Shinshu Watch Studio à Shiojiri, dans la préfecture de Nagano — une région du centre du Japon que l’on surnomme parfois la « Suisse de l’Est ». Ce site est notamment chargé de produire les calibres 9F Quartz et 9R Spring Drive de Grand Seiko. Ici, les designers puisent directement leurs références esthétiques et émotionnelles dans les paysages alentour, un lien qui s’exprime dans des modèles comme la « Snowflake ». Son célèbre cadran obtient cette teinte argentée immaculée sans recourir à des pigments blancs, grâce à un mélange qui exalte la luminosité de sa surface texturée et l’empêche de paraître uniforme. L’influence poétique de la région se lit même au cœur des mouvements, prolongeant le récit au-delà du cadran. Les fonds transparents de calibres comme le 9R65 dévoilent des formes inspirées de reliefs géographiques, tels que la chaîne de montagnes Hotaka ou le lac Suwa, si réputé.

En remontant vers le nord-est, jusqu’à la préfecture d’Iwate, la philosophie « The Nature in Time » de Grand Seiko se fait encore plus évidente. Dans leur Grand Seiko Studio Shizukuishi, dessiné par l’architecte de renom Kengo Kuma, le lien à la nature est instantané. Le nom du studio ne vient pas seulement de la ville où il se trouve ; il désigne aussi le son de l’écho des gouttes de pluie frappant la roche — une atmosphère que nous avons ressentie dès notre arrivée, sous une pluie fine. Cet environnement, ceint de forêts et de lacs, nourrit une relation intime avec l’écosystème alentour qui irrigue directement le geste des horlogers.

La poésie qui se cache derrière les cadrans incarne l’essence de la discipline esthétique japonaise et du concept de Mitate (見立て), tel que l’explique le designer Grand Seiko Akira Yoshida. Mitate est l’art de « voir une chose à travers une autre grâce à l’imagination » — un prisme par lequel la nature brute se métamorphose en expressions émotionnelles. Le cadran « Ice Forest » en est l’illustration parfaite. Il ne s’agit pas d’une photographie transposée dans le métal, mais d’une abstraction de sensation. « Le concept et la direction de design de “Ice Forest” relèvent davantage d’une expression émotionnelle des paysages hivernaux de Shinshu que d’une représentation directe », détaille Yoshida, montrant que le monde naturel offre l’émotion, bien plus qu’un simple modèle à copier.

Yoshida affirme que l’héritage riche de Grand Seiko et ses règles ne brident pas, mais décuplent au contraire la créativité : « Parfois, lorsque nous avons des règles, notre créativité s’étend en réaction. » Cette idée d’une liberté sous discipline est défendue par le président Naito, qui pérennise cet esprit en s’abstenant d’intervenir dans les concepts et en laissant la créativité des designers s’exprimer pleinement.

La preuve la plus éclatante de cette confiance est la révolutionnaire Kodo Constant-force Tourbillon. Imaginée par le designer de mouvements Takuma Kawauchiya, cette pièce a reçu le prestigieux prix de la Chronométrie du GPHG en 2022. La naissance de la Kodo est une histoire singulière qui incarne la culture de patience de la marque. Son développement s’est étendu sur une décennie entière — un projet complexe et avant-gardiste qu’« aucun manager n’a eu le courage d’arrêter », confie Naito. Cette endurance silencieuse, à l’écart des pressions du marché et des impératifs internes, révèle la quête de perfection mécanique et artistique de Grand Seiko.

La véritable mesure d’une Grand Seiko ne se lit pas tant dans sa fiche technique que dans l’écho émotionnel qu’elle suscite longtemps après l’achat. « L’une des forces de Grand Seiko, c’est de créer des montres qui continuent de fasciner leurs propriétaires bien après l’euphorie de l’acquisition », souligne Naito. Il ne s’agit plus seulement d’un récit de lancement, mais d’une relation vivante, en mouvement, avec la pièce. Nous pouvons témoigner de ce lien intime : après une semaine passée avec la SBGA413 « Shunbun », le lien qui s’était tissé rendait l’instant des adieux étonnamment difficile.

Naito observe aussi que « les cadrans de Grand Seiko continuent de se révéler à la lumière changeante, alimentant un plaisir en constante évolution qui grandit avec le temps ». Voilà le cœur de l’expérience. Au poignet, une Grand Seiko dégage une aura presque irréelle ; ses textures complexes vibrent et se modulent à chaque rencontre avec la lumière. Sous les premiers rayons doux et chauds du matin, le cadran s’illumine d’une lueur tendre et accueillante ; sous le voile plus sombre des réverbères, il se mue en un éclat discret, presque mystique.

« Les cadrans de Grand Seiko continuent de se révéler à la lumière changeante, alimentant un plaisir en constante évolution qui grandit avec le temps. » – Akio Naito

Cette dévotion intime, presque intérieure, est précisément ce que Naito souhaite faire rayonner à l’extérieur. Interrogé sur l’avenir, il explique vouloir élargir la clientèle, pour faire connaître Grand Seiko au grand public, bien au-delà du cercle des collectionneurs traditionnels. Le socle de cette stratégie repose sur une leçon qu’il a apprise à la tête de la marque : la force d’un esprit ouvert. Il se souvient d’équipes internes en manque de confiance, quand des pairs extérieurs exprimaient une admiration ardente, s’étonnant que Grand Seiko ne soit pas encore plus en vue. Cette prise de conscience l’a conduit à privilégier ces regards extérieurs essentiels, prouvant que l’innovation et l’héritage s’épanouissent lorsque l’on pense « en dehors du cadre » et que l’on s’ouvre au monde.

Naito envisage l’avenir de la marque dans la droite ligne de son ADN : incarner l’esthétique et le savoir-faire japonais dans ce qu’ils ont de plus pur. Sa vision s’étend à tout le groupe, qui prévoit de présenter Credor pour la première fois à Watches & Wonders en 2026, propulsant un peu plus encore l’offre luxe de Seiko Watch Corporation sur la scène internationale. Au bout du compte, l’engagement de Naito à dialoguer avec le monde permet à la méditation intime et poétique de « The Nature of Time » de s’imposer comme une référence globale où la précision se fait poésie.