Comment Ces 3 Chorégraphes Ont Fait Rentrer La Rue Dans Une Eglise Pour Le Show Louboutin de Paris
Rencontre avec Kevin Bago, Kevin Mischel et Simhamed.
Il est 12h30 dans un studio de danse de la rue des Petites-Écuries dans le 10ème arrondissement de Paris. Au premier étage, Kevin Bago, Benhalima Simhamed et Kevin Mischel contorsionnent leurs corps. Dans deux jours ces danseurs chorégraphes seront au cœur d’une église face à des centaines d’invités venus assister à une présentation Louboutin dans le cadre de la Fashion Week de Paris. La célèbre marque à la semelle rouge, qui leur a donné carte blanche, présentera ses nouvelles sneakers et bénies soient-elles parce qu’elles feront rentrer dans un lieu si solennelle la rue et la vie. Et plus que ça encore, elles viendront couronner la culture du hip-hop dans ce monde du luxe, elles redonneront leurs lettres de noblesses à ce que trop longtemps, ce monde si fermé, a regardé depuis sa tour d’ivoire. Et quoi de mieux qu’un événement aux allures presque cérémonieuses. Parce que non, on ne laisse pas la rue dans un coin. On lui tend la main et on la fait monter sur scène pour qu’elle reçoive les applaudissements qu’elle mérite. Amen.
Fraternité bagarreuse
“Poooom, tschuu, fshtt, tac tac, vouuummmm”, ces onomatopées dictées par Kevin Mischel, acteur remarqué pour sa performance dans le film Divines, viennent donner au studio de danse des airs de salle des machines. Ça turbine, et pour cause. Les trois garçons qui porteront le prochain show Louboutin sur leurs épaules, n’ont que 4 jours pour mettre au point une chorégraphie de 16 minutes. “Louboutin voulait que je fasse un peu ce j’ai fais dans le film Divines. Il voulait un acteur qui mélange des phases de mouvement. Le challenge pour eux c’était de me laisser libre. La danse je n’y reviens plus vraiment alors je ne voulais pas d’un chorégraphe. Je voulais mélanger des moments oniriques à des moments de vie en créant en live, au fur et à mesure de ces quatre jours de répétition, une chorégraphie” nous confie Kevin qui a imaginé depuis maintenant 1 mois ce projet.
Si c’est son nom qui apparaît sur le carton d’invitation de la marque, le garçon insiste, ils sont bien trois à interpréter et imaginer cette performance commandée par Louboutin. “Avec Simhamed on se connait depuis très longtemps, on a une compagnie ensemble qui s’appelle “Drive” et Kevin Bago je l’avais rencontré sur le tournage de Divines. J’aimais sa façon de bouger, il a déjà fait des clips aussi, je voulais quelqu’un qui avait déjà fait de l’image. Et avec le peu de temps qu’on avait pour construire tout ça, notre trio me semblait évident.” L’image, Kevin Bago connait, il est le personnage principal dans le très beau clip “Heaven” de The Blaze, il y interprète un agitateur du mouvement dans un moment de vie suspendu, il est aussi à l’acting dans “Silhouettes” de Roman Gavrache. La vie, encore et toujours elle. C’est elle le personnage principal des 4 tableaux que réaliseront les trois artistes : “Cet état de vie quotidienne au mouvement dansé, la chorégraphie elle découle de ça.”, explique Simhamed qui est inscrit au patrimoine français du hip-hop. La naissance du Vagabond Crew en 2000, il était là, Division Alpha, encore lui.
“On regardera les voûtes de l’église et on fera ce qui nous traverse dans nos têtes. Chacun va exister”
Kevin Mischel insiste, “ce n’est pas vraiment une chorégraphie telle que les gens l’imaginent, il y a du mouvement, il se passe beaucoup de choses. Par exemple à un moment Kevin marmonne dans son coin, Simhamed il va peut-être se mettre à crier, il va y avoir les émotions du visage et c’est le mouvement qui viendra donner de l’action à tout cet ensemble de choses qui s’entrechoquent. On regardera les voûtes de l’église et on fera ce qui nous traverse dans nos têtes. Chacun va exister”. Exister : posséder une réalité. Quoi de plus réel que mettre sa vie en scène : “L’histoire que je voulais raconter dans ces quatre tableaux c’est tout simplement la nôtre. Ces relations entre les uns et les êtres et les propres histoires de chacun, son vécu, sa personnalité. Il y a des scènes où Kevin traîne Simhamed par terre, ça contraste avec la musique très posée de l’orgue de l’église. Mais la vie c’est ça, le calme, la tempête.”
C’est Louboutin qui est venu voir l’acteur/danseur avec la ferme intention de lui faire confiance. “Je n’ai pas créé depuis 5 ans quelque chose en danse alors je ne voulais pas de pression, pas de chorégraphe avec moi et ils ont accepté”, raconte Mischel. Surtout, tous voulaient “casser les codes des représentations un peu fashion week classique” explique Kevin Bago. “Je savais qu’en travaillant avec Kevin et Simhamed j’allais sortir de ce carcan là. Et ça fait du bien ! On chorégraphie pas pour présenter une basket, on crée pour la création pure, on n’est pas dans un mimétisme de la danse, on vit” poursuit celui qui se cache aussi dans les clips de Christine And The Queens. On l’aura bien compris, le gratin de la mode ne verra pas des danseurs, mais des créatifs, des interprètes qui créeront leur personnage. “Chacun à une présence, une gueule. Je voulais qu’on joue sur les présences de chacun. Kevin il a ses tatouages, sa façon de se mouvoir, Simhamed c’est pareil, il a 40 ans, il y a un mélange des générations” raconte Mischel qui transforme ses acolytes en architecte de la vie chorégraphiée ou en chorégraphes de la vie.
L’adoubement du hip-hop par le luxe
“Ce que je trouve intéressant c’est qu’une église c’est chargé d’histoire. On ne crée pas juste du geste gratuitement on essaie de mettre du sens, notre mouvement il est chargé de sens. On se retrouve au même carrefour. En dehors de la chorégraphie il y a le background de chacun et ça, ça a du poids. Quand tu connectes tout ça, c’est une déflagration d’énergie. Notre performance qui peut paraître comme une bagarre chorégraphiée c’est en fait tout simplement l’état du corps hip-hop. A la base le hip-hop c’est déjà un cri, de par son histoire, alors la pulsation elle est très puissante. C’est contrasté par des mouvements ondulatoires, des waves et des énergies différentes mais c’est brut.”, détaille Simhamed. “Poooom, tschuu, fshtt, tac tac, vouuummmm”, encore et encore. Les accents du corps rappellent aussi que la vie est violente, saccadée, qu’elle marque les corps et les têtes. Mais qu’elle est aussi douce, qu’elle est accompagnée parfois, portée, attrapée et jetée. Pour Kevin Bago, la danse imaginée pour Louboutin traduit des moments fraternels : “On s’accompagne, on marche ensemble, c’est passionnel. Dans la fraternité il y a des bagarres, comme avec tous les frères dans une famille et je trouve que ça se rejoint la bagarre et la fraternité en réalité. Et quand j’observe Kevin et Simahmed, ils ont presque la même façon de bouger à force de travailler ensemble. Alors je regarde et j’essaie avec ma propre de danse de venir coller à ça. Il faut jouer les caméléons pour avoir les mêmes intentions. Devenir fraternel.”
“Les hip-hopeurs ont atteint un niveau artistique qui fait qu’on regarde leur talent, pas leur stéréotype”
Pour la musique Kevin Mischel a travaillé en amont sur l’ordre des chansons et s’est acoquiné avec le musicien Jean du Voyage qui compose ses instrus avec les instruments des musiques du monde. Il mixe des clarinettes avec des percussions africaines et des sonorités indiennes. “La musique qu’on utilise pour cette performance elle image un personnage qui est à l’abandon et qui se fait récupérer. ça traite de hara-kiri, tu sais ce rituel japonais, quand les samouraï viennent s’éventrer. C’est très fort en mouvement, c’est aussi lié à la force personnelle et spirituelle. La danse c’est des scènes d’actions en réalité. On aura pu faire de la vraie bagarre, ou se parler… on utilise les gestes du quotidien qui sont déjà du mouvement.”, analyse le chorégraphe .
Cette performance c’est aussi l’adoubement du hip-hop par le luxe. “Les mentalités changent, je pense qu’on y est pour beaucoup, les hip-hopeurs ont atteint un niveau artistique qui fait qu’on regarde leur talent, pas leur stéréotypes, on nous reconnait comme de réels artistes, enfin” conclut Simhamed qui, en ce 20 juin 2018, avec Kevin Bago et Kevin Mischel viennent d’ajouter une nouvelle pierre à l’édifice de la culture hip-hop. Le tout dans la nef d’une église. Louboutin soit loué.